S'inspirant d'un fait divers survenu au XVIème, âge des conquêtes sanglantes, l'écrivain argentin Juan José Saer a laissé libre cours à son imagination pour, loin du roman historique ou d'un quelconque témoignage "réel", nous livrer une fiction passionnante et profondément originale, en même temps qu'une réflexion sur l'acceptation de la différence.
Jeune orphelin des rues, le narrateur embarque comme mousse, à l'âge de 15 ans, sur un navire qui part, depuis l'Espagne, en expédition vers les Indes. Après trois mois de traversée, l'équipage accoste sur les terres sud-américaines. Tous ses compagnons ayant été abattus et mangés par une tribu locale, notre héros est inexplicablement choisi comme hôte par ces cannibales, auprès desquels il restera dix ans.
Au crépuscule de sa vie, il prend la plume pour conter cette étrange aventure qui ne cesse de le hanter. Avec le recul, détaché des sentiments que lui inspira sans doute la découverte de ces êtres si singuliers, il tente de les comprendre. Il décrit ses souvenirs comme le ferait un simple spectateur. Seuls sont évoqués, dans la relation de son expérience, ces indiens et leur mode de vie. Il ne fait jamais allusion à son ressenti, à sa propre évolution au cours de ses dix ans, comme si, durant toute cette période, il était absent à lui-même.
Il revient notamment sur cet étrange rite auquel il assista à plusieurs reprises. D'une extrême pudeur -malgré leur nudité- et d'une politesse presque affectée la plupart du temps, maniaques de l'hygiène, ses hôtes se laissaient périodiquement aller aux débordements les plus condamnables : cannibalisme et abus d'alcool, débouchant sur une orgie sexuelle collective impliquant adultes et enfants -y compris de la même famille-, et dont certains ne sortaient pas vivants... D'abord interloqué et dégoûté par ce comportement, le héros a fini par prendre en pitié les indiens, devinant l'insondable souffrance et la honte qui présidait à ces cérémonies auxquelles une force irrésistible et invisible les poussait à participer.
De ces dix ans passés hors du temps, loin de tous ses repères, il ne livre finalement qu'un récit succinct, comportant très peu d'anecdotes. Il ne semble avoir construit de lien durable avec aucun des membres de la tribu, qui plus qu'un ensemble d'individualités, apparaît comme une entité au sein de laquelle les personnalités importent peu.
Et plus que de rapporter les événements auxquels il a assisté lors de son séjour, le but de son écrit est de témoigner de la philosophie qui présidait au fonctionnement de cette tribu. Il y a découvert un microcosme où l'homme oeuvre non pour lui-même, mais en relation avec un tout dont la cohésion dépend du rôle de chacun. Imprégnés de la conviction profonde de leur interdépendance avec l'environnement extérieur, les indiens accomplissait chacun de leur acte dans l'idée de maintenir l'équilibre précaire du monde et donc, celui de leur existence.
Sa volonté d'accéder à une compréhension profonde de ces autres dont le souvenir ne l'a pas quitté un seul jour de sa vie, fait du narrateur le porte-parole d'un humanisme que l'on pourrait presque qualifier -malheureusement- d'anachronique...
Porté par une écriture précise et poétique, qui se déroule en un flux ininterrompu, le roman de Juan José Saer est envoûtant de bout en bout.
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