Cet essai constitue une critique des médias d'information traditionnels (presse écrite et, plus spécifiquement, télévision), selon une stricte orthodoxie marxienne et gramscienne (théories de l'idéologie et de l'hégémonie culturelle respectivement), médias caractérisés par leur verticalité – hiérarchique et financière – qu'il met en face à l'horizontalité des nouveaux médias numériques, les réseaux sociaux, considérés sous le même angle de l'information.
Au néolibéralisme entraînant marchandisation, privatisation et financiarisation du monde et faisant fi de la démocratie est opposé et s'oppose, de manière dialectique et conflictuelle, le Web 2.0, dans une « guerre de mouvement » (Gramsci) dont l'issue est encore bien incertaine mais susceptible de porter atteinte à l'hégémonie médiatique néolibérale, de par les pratiques et usages de l'Internet qui, selon McLuhan, est autant medium que message en soi.
La première partie de l'ouvrage est consacrée aux méfaits de la verticalité des médias traditionnels, véhicules de l'idéologie dominante par leur simple position et par la répétition de leur message :
dépossession du corps social de la parole et de l'agenda de l'information,
concentration économique de la presse et sa connivence/osmose avec le pouvoir politique,
conformisme du journalisme dû à la détérioration des conditions du travail journalistique,
présence de « gatekeepers » sous forme de « fonctionnaires de la superstructure » néolibérale, ainsi que des « modernes théocrates » : les économistes et les sondeurs,
manipulations de contenus de façon « antidialectique » : morcellement du réel, sur- et sous-représentation des classes, fonction amnésique du spectacle, asymétrie de traitement de l'extrême-gauche vis-à-vis de l'extrême-droite, biais du pluralisme par les règles du CSA. (p. 68-93)
La seconde partie (« horizons sociaux ») rappelle d'abord les dimensions interactive et contributive du Web 2.0, qui ont comme première conséquence sa « neutralité » et son égalité « procédurale » (sans disparition des hiérarchies ni désordre absolu, cependant). Certaines pratiques participatives sont également mises en exergue, tels les Wikis, la licence Copyleft et les « logiciels libres ». L'excellent chapitre intitulé « Extimité » - catégorie lacanienne reprise par Serge Tisseron – analyse les conséquences de la « médiatisation horizontale », c-à-d de la reprise individuelle de la parole dans la création d'un récit de sa propre vie, en termes de production d'un discours reflétant la société véritable, documentant la vie des êtres réels, dans sa nature banale et populaire, soit, mais surtout dans « la mise en présence de publics hétérogènes, entrecroisement d'êtres humains […] distincts, […] recours de la mixité sociale, […] rencontre des individus différents. » (p. 107).
« En fait d'éparpillement cognitif, il s'agit d'une visibilité enfin saisie : pour voir la société telle qu'elle se présente d'elle-même, il ne faut pas regarder TF1 mais consulter la timeline de n'importe quel profil Facebook. » (p. 106)
D'autre part, sur le plan individuel – hélas très insuffisamment traité ! - : « L'aliénation identitaire inscrite dans le discours du capital recule à mesure que l'individu véloce et divers reprend la parole. L'extimité est une réappropriation humaine ». (p. 108)
Concernant l'information, les bienfaits de ces médias sont :
l'instauration d'un habitus participatif, donc de l'exercice de la critique et du jugement,
un espace d'informations alternatives (ex. Wikileaks, la blogosphère engagée, le nouveau modèle journalistique de Mediapart),
une « nouvelle herméneutique de masse » : billets et commentaires, etc.,
le nouveau militantisme en œuvre sur Twitter et Facebook,
l'organisation centuplée des mouvements contestataires (Occupy Wall Street et tous ses épigones et multiples répliques...)
En guise de synthèse, et sous le titre de « Guerre de mouvement », l'auteur fait état des entraves que le pouvoir capitaliste est en train de poser au libre accès (relatif, cf. « fracture numérique ») à l'univers de l'Internet :
au niveau de l'infrastructure physique : les câbles, les fournisseurs d'accès à Internet (FAI), l'algorithme de Google « Page Rank »,
au niveau juridique, par la tutelle frileuse de la propriété intellectuelle qui glisse subrepticement vers les normes et les accords anti-contrefaçon – bataille en cours avec les négociations du fameux Traité Commercial Transatlantique,
au niveau mercantile, par la commercialisation des données personnelles regroupées et stockées dans les « big data »,
au niveau politico-militaire des gouvernements qui, sous prétexte de lutte contre le terrorisme et conformément à ce qui a été dénoncé en juin 2013 par Edward Snowden, se livrent à des actions d'espionnage à très grande échelle ainsi que de répression (notamment contre les « lanceurs d'alertes ») dépassant tout contrôle juridictionnel.
Enfin, en conclusion, des propositions sont avancées, en particulier celle d'une Constitution civile d'Internet, avancée au Brésil (cf.
http://marcocivil.org.br), et celle d'un mécénat global à la place des droits d'auteurs, le rôle des États devant demeurer prépondérant dans la tutelle des droits dans un espace qui ne doit pas être caractérisé par l'anarchie mais par des libertés et des garanties spécifiques.
La lecture de cet ouvrage m'a été précieuse pour la masse d'informations qui m'ont été fournies sur des sujets que je maîtrise mal. Je lui reproche cependant une méthode totalement déductive à partir d'une théorie politique, laquelle a par conséquent souvent l'inconvénient de frôler le dogmatisme. Ainsi, dans la première partie, les seuls éléments probatoires empiriques ne concernent que la propriété des grands groupes médiatiques en France (p. 45) – et peut-être eût-il été opportun de la comparer avec la situation dans d'autres pays – ainsi que les chapitres sur les contenus manipulés (p. 68-93). Le dogmatisme pointe lorsque Sénéchal lance l'énormité : « S'il est ainsi impossible aujourd'hui de différencier à l'aveugle un papier du Figaro d'un papier de Libération, c'est en grande partie parce que la concentration monolithique et indistincte du capital dans les médias a ramené chacun d'eux vers la même et unique ligne éditoriale. » (p. 49), affirmation qui jette le doute sur l'ensemble de la démonstration. De même, je m'attendais à des données de l'expérience (comme aurait dit Léonard de Vinci) quant aux contenus d'information et d'engagement politique statistiquement présents dans les timelines de Facebook – je suis sûr que des études ont été menées sur ce sujet – ainsi qu'à un corpus sur les blogs engagés qui dépassât la seule évocation de celui de Lina Ben Mhenni, A Tunisian girl (p.121).
En somme, il me semble que le défaut du livre consiste dans l'hésitation de l'auteur face à la question de savoir s'il voulait en faire un essai de spécialiste ou bien un manifeste de lutte politique...
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