Terroristes Les 7 piliers de la déraison / Trévidic Marc. – Paris : Librairie générale française, janvier 2014 (Copyright Editions Jean- Claude Lattès, 2013). – ISBN 978-2-253-17816-3. – Coll. Le livre de poche, n° 33 220
Ce sont les hasards des achats en brocante : je n'ai pas lu "Au cœur de l'antiterrorisme", du même auteur, paru en 2011. "Terroristes Les 7 piliers de la déraison" est un texte d'une forme tout à fait originale. Je le comparerais à cette sorte de téléfilms que l'on désigne comme des « docu-fictions ». En effet, les sept chapitres « théoriques » sont suivis chacun de « récits qui puisent leur source dans les petites histoires du terrorisme. » Mais ces récits, bien qu'inspirés de faits réels, recourent à la fiction dans la mesure où ils nous font partager les pensées et les sentiments (en réalité inconnaissables) des personnes évoquées. Ainsi pour Hassan, "L'agent double d'Al Qaida" : « Curieusement, il n'y avait qu'une seule personne qu'il aurait voulu épargner. Une femme, la chef de la base de Khost. » Malgré le talent avec lequel l'auteur nous rend vraisemblable cette affirmation, comment savoir si en réalité Hassan ne ressentait pas pour elle encore plus de détestation que pour ses autres futures victimes ?
On pourrait craindre qu'une personne qui assume pleinement sa fonction de répression ne se laisse aller à des amalgames. Ce n'est pas le cas du juge Trévidic. Il indique au contraire : « Nos schémas sont dépassés. Le sexe, l'âge, le milieu social, l'origine, le degré d'éducation, la stabilité de la vie familiale […] ne sont plus des critères qui permettent d'assurer la détection et d'évaluer la dangerosité potentielle d'un individu. » De même, en ce qui concerne les partisans du Jihad : « Contrairement à l'image répandue, l'unité au sein de la communauté musulmane acquise à la cause du Jihad s'est effritée en raison de l'usage systématique et aveugle par Al Qaida de la violence contre les populations civiles. » Il garde même une distance critique certaine par rapport aux lois qu'il est chargé d'appliquer : « Grâce à notre hypocrisie et parfois à une bonne dose de mauvaise foi, nous nous adaptons pour pouvoir réprimer, quand cela est utile, des comportements dangereux pour notre ordre public […] ». Il use aussi de l'ironie : « Ils étaient alors nos alliés – et nous ne pouvions pas être alliés à des terroristes, tout de même ! Fort heureusement, les jihadistes allaient s'en prendre maintenant à nos anciens ou nouveaux amis. Ça changeait tout... ». De même en ce qui le concerne personnellement, lorsqu'il doit répondre aux protestations de certains avocats : « Toutes mes arguties étaient cependant bien éloignées d'une véritable démonstration juridique […] ».
De par l'expertise et l'honnêteté intellectuelle de son auteur, son écriture à la fois évocatrice et accessible (j'ai bien relevé une ou deux maladresses d'expression, mais ce ne sont que des peccadilles) ce livre me semble mériter d'être lu.
Plutôt que de rendre compte avec précision de son contenu, chapitre par chapitre, je vais essayer cette fois de cerner quelles idées il a confortées ou fait se cristalliser en moi. Au début des années soixante, je m'étais laissé convaincre que, malgré l'existence de deux blocs antagonistes parmi les pays les plus puissants industriellement, « l'équilibre de la terreur » par la dissuasion nucléaire rendait presque impossible une guerre aussi meurtrière, ou même plus meurtrière encore que la Seconde Guerre mondiale. Avec la fin de la guerre d'Algérie en 1962, il me semblait aussi que, les dernières guerres « d'indépendance » commencées ou prévisibles une fois achevées, l'humanité pourrait enfin connaître la paix. Beaucoup de gens de mon âge ont-ils partagé ma naïveté ?
Quand le juge Trévidic a écrit son livre, le récent attentat taliban contre une école au Pakistan n'avait pas encore eu lieu ; nous en étions encore à Mohamed Merah. Il n'est pas intrinsèquement anormal que beaucoup de gens ressentent de tels actes comme inouïs (au sens étymologique, in-ouïs : jamais entendus), comme totalement impies, et que leurs auteurs soient considérés comme absolument odieux, exécrables. Mais comme je le disais déjà dans une précédente note de lecture, nous avons la mémoire courte. Combien d'enfants parmi les 800 000 morts (selon l'ONU) au Rwanda ? Parmi les 21% de la population cambodgienne morts sous le régime khmer rouge ? Encore pourrions-nous entretenir l'illusion qu'il s'agit là de continents « barbares ». Mais combien d'enfants juifs tués en Europe peu avant ma naissance ? Aujourd'hui, en déformant un peu la phrase de Bertold Brecht, je dirais : « Le ventre sera toujours fécond, d'où a surgi la bête immonde. » A moins que, contrairement à ce qu'il nous semble aujourd'hui, le genre humain ne soit encore susceptible d'évoluer biologiquement et que cette évolution ne donne une espèce différente sur ce point de l'Homo sapiens. Mais je ne vois pas là une excuse pour les coupables et je n'ai pas plus de sympathie pour les talibans ou les milices de Daech que pour les Einsatzgruppen nazis.
Marc Trévidic utilise dans son livre le terme d'embrigadement. Il me semble que c'est un terme tout à fait pertinent pour désigner cette pression exercée par certains de nos semblables pour conduire une partie d'entre nous, alors que la vie en société nous inculque l'interdit de l'homicide, à transgresser cet interdit, parfois jusqu'à un point extrême, parfois pour les raisons les plus futiles. Je ne suis pas certain qu'il soit bon de refuser absolument de prendre les armes contre qui que ce soit, mais au moins faut-il s'efforcer de toujours cultiver sa liberté de penser, dans l'espoir d'éviter d'être mis au service d'une oppression.
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