[Les ressorts de la violence. Peur de l'autre ou peur du semblable? | Russell Jacoby]
Les ressorts de la violence. Peur de l'autre ou peur du semblable ? (Bloodlust. On the Roots of Violence from Cain and Abel to the Present)/ Russel Jacoby, traduit de l'américain par Karine Reignier-Guerre, préface de Jean-Claude Guillebaud. – Paris : Editions Belfond, 2014 pour la traduction française (copyright Russel Jacoby 2011, New York : Free Press, Simon & Schuster Inc.) – 290 p. – ISBN 978-2-7144-5135-4. – Coll. L'esprit d'ouverture
Russell Jacoby est professeur d'histoire à l'UCLA (University of California Los Angeles). Il semble que le seul autre ouvrage de lui traduit en français soit "Otto Fenichel, destins de la gauche freudienne" (PUF, 1986, coll. Bibliothèque de psychanalyse).
Dans ses remerciements, l'auteur note : « Depuis trente ans, mon cercle de premiers lecteurs ne s'est guère élargi » ; et il ajoute : « Mes remerciements vont également à Hilary Redmon, mon éditrice chez Free Press, pour avoir accepté mon projet après que de nombreuses maisons d'édition (leurs noms sont disponibles sur demande) l'ont refusé. » Dans le même ordre d'idées, je note que la traduction française de son ouvrage s'est faite cette fois dans une collection qui ne m'était pas connue, dont les autres titres me donnent à penser qu'elle est plutôt consacrée à des ouvrages sur l'épanouissement personnel et la spiritualité.
A deux reprises, l'auteur évoque brièvement l'ouvrage « Le choc des civilisations » (qui attend son tour dans mon fatras à lire). Il n'en fait pas la réfutation méthodique, mais il semble qu'il en prenne le contre-pied. « Mon objectif est de rassembler ici des faits et des réflexions afin de mettre à nu les racines fratricides de la violence », écrit-il.
Il va ainsi accumuler un certain nombre de faits relatifs aux violences entre catholiques et protestants (ainsi qu'entre protestants), aux pratiques respectives des indigènes et des conquérants du Nouveau Monde, aux violences contre les juifs qui accompagnaient souvent les départs en croisade, à la croisade contre les Cathares, à la Première Guerre mondiale, à la seconde guerre des Balkans (entre les peuples qui avaient triomphé ensemble des Ottomans lors de la première guerre des Balkans), à la guerre civile en Russie, aux violences nazies contre les juifs, etc. Mais j'ai été déconcerté qu'il semble traiter de la même façon des événements historiques, les mythes de Cain et d'Abel, d'Oedipe, de Romulus et de Remus, des nouvelles d'Italo Calvino et de Leonardo Sciascia.
Comme annoncé, aux faits s'ajoutent des réflexions de Jean de Léry, Montaigne, Sébastien Castellion, Hugo Grotius, Thomas More, Stefan Zweig, etc. Faits et réflexions illustrent (plus qu'ils ne démontrent) les deux thèses énoncées dans l'avant-propos : « Aujourd'hui comme hier, la forme de violence la plus répandue oppose des communautés voisines ou parentes au sein d'un même pays. Les guerres civiles l'emportent sur les conflits internationaux » et « Les guerres civiles sont généralement plus cruelles que les guerres entre nations, et leurs conséquences se font sentir plus longtemps après le retour à la paix. »
Le dernier chapitre, d'aspect plus théorique, revient sur un concept de Freud présenté dès l'avant-propos, le concept de « naricissisme des petites différences », que Russell Jacoby voit, avec le complexe de castration, comme le moteur à la fois des haines et violences fratricides et de la misogynie. Il pointe pourtant la limite de la psychanalyse : « La psychanalyse parvient à expliquer la guerre et la haine d'un point de vue général, mais elle se tait dès lors que les conflits et les inimitiés se précisent sur la carte du monde. »
Russell Jacoby s'appuie donc ensuite sur les idées développées par René Girard, Français qui a vécu et enseigné aux Etats-Unis pendant la majeure partie de sa vie. Pour Girard, la croyance selon laquelle les discordes surgiraient des différences n'est qu'un préjugé ; l'anthropologie et la littérature témoignent du contraire : « Ce ne sont pas les différences, mais leur perte qui entraîne la rivalité démente, la lutte à outrance entre les hommes d'une même famille ou d'une même société. » Nos désirs individuels se nourrissent, par imitation, des désirs de ceux qui nous entourent. Pour Girard, Freud s'est trompé. Le fils ne désire pas la mère : il imite le père et désire ce que le père désire. D'où le concept de « désir mimétique ». En ce qui concerne le monde actuel, « l'image qui surgit – et vient remplacer l'image slogan du « choc des civilisations » invoquée par ceux qui ne comprennent pas l'état du monde – est celle d'une unique civilisation mondiale en état de guerre civile ».
Revenant à la misogynie, Russell Jacoby se demande : « Est-ce la crainte de l'effémination, et plus généralement de la perte d'identité qui pousse les hommes à s'entretuer ? » Et il s'interroge : « Et les femmes, où sont-elles dans tout cela ? » Après avoir évoqué le rapt des Sabines par les Romains, il finit son livre par : « Les suppliques des Sabines sont parvenues jusqu'à nous. Ecoutons-les. Car elles ont sans doute beaucoup à nous apprendre. »
J'avoue que cette lecture m'a laissé perplexe tant les idées agitées me paraissent dénuées d'implications pratiques. Y a-t-il quoi que ce soit à faire maintenant en Irak pour établir la paix entre sunnites, chiites et kurdes ? au Rwanda pour que le gouvernement des Tutsis n'attise pas encore la rancune des Hutus jusqu'à ce que ceux-ci n'entreprennent de nouveau de massacrer les Tutsis, ou jusqu'à ce que les Tutsis n'entreprennent de massacrer préventivement les Hutus, comme les deux choses sont déjà arrivées dans le passé ? En fin de compte, une lecture un peu décevante.
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