Pourquoi l'histoire du sein a-t-elle un sens plutôt que celle du nez, de la main voire même du pénis ? Parce que le sein constitue un sujet de discours et un élément iconographique et que les deux, de par leur pouvoir créateur de symboles et mythes, sont donc inscrits dans l'historicité. Un corollaire important de ce constat, qu'il faut garder à l'esprit tout au long de la lecture, c'est que cette symbolique et cette mythologie sont presque exclusivement masculines - jusqu'à un moment très proche d'aujourd'hui et encore très majoritairement de nos jours - et de ce fait, en elles aussi, la femme est dépossédée de sa poitrine tout autant que lorsque celle-ci fait l'objet de la satisfaction des besoins du bébé, ou du désir de l'homme, ou des convoitises de l'industrie des apparences, ou des soins de l'oncologue...
Le plus longtemps, le sein fut
sacré. De toutes les figurines préhistoriques de la fertilité, en passant par les diverses formes de
dea nutrix de l'Antiquité, jusqu'à la véritable révolution iconographique du début du XIVe siècle que fut la
Virgo Lactans, laquelle eut curieusement un pendant poétique et mystique quasi contemporains.
Puis, à la Renaissance et dès lors, le sein devint
érotique. L'idée remarquable est que l'on peut trouver en peinture une œuvre archétypale, La
Vierge de Melun, dont le personnage représenté est identifié : Agnès Sorel, la maîtresse de Charles VII. En littérature, les images se multiplient, tirées surtout de l'astronomie - la science à la mode (!) : les seins sont "Orbes au tracé céleste"... - et en général la célébration du sein prolifère en poésie, dans un cadre bien profane.
Ensuite, à partir des républiques marchandes des Pays-Bas du XVIIe siècle, le sein se fit
civique puis
politique. La question de l'allaitement et la condamnation de la pratique des nourrices était un fer de lance des Lumières (quasi dépourvu d'écho dans les pratiques, par contre, car la bourgeoisie s'empressa d'imiter la décadence aristocratique quant à la préservation des attraits de ses dames...) d'une telle ampleur mythologique qu'elle semble viser l'Ancien Régime tout entier. Dorénavant Marianne sera irrésistiblement fière d'exhiber son opulente poitrine nourricière...
Autre changement de paradigme au début du XXe siècle : le sein
psychologique ("
psychanalytique" dirait-on mieux). Par cette révolution, on commencera à "s'occuper du corps", et ce n'est pas rien... A la fin de ce chapitre qui paraît très critique de Freud et de son hypothèse de
l'envie du pénis - effectivement le point le plus fragile de la théorie freudienne - dans lequel j'ai appris que Freud était sur le point d'y revenir en profondeur, dans les tout derniers mois de sa vie, se trouve une magnifique page (p. 196-197), qui est un pastiche des
Trois essais sur la sexualité féminine ; l'auteure se prend au jeu d'imaginer ce que Freud eût pu écrire s'il avait été une femme, en partant de l'hypothèse qu'il aurait élaboré une théorie de
l'envie des seins chez le garçon, sur laquelle reposerait "la civilisation, avec Éros et Thanatos luttant pour leur possession". J'avoue que j'ai été séduit par cette idée fulgurante.
La suite du livre, plus proche de notre histoire contemporaine, m'a un peu déçu et semblé plus brouillonne. Il est question du sein
commercialisé - "du corset au cyber-sexe", qui mélange l'histoire de la commercialisation des objets fonctionnels aux seins à celle de la pornographie, et enfin à la chirurgie esthétique.
S'ensuit un long chapitre sur le sein
médical, qui coupe la chronologie en repartant depuis l'Égypte antique et qui démontre qu'aux États-Unis la question de la prise en charge du cancer du sein a constitué, à partir des années 1990, un enjeu politique féministe beaucoup plus revendicatif et considérablement plus "mythologisé" qu'en Europe.
Enfin sous le titre "le sein
libéré", il est question de l'histoire récente des mouvements féministes aux États-Unis, à partir des années 1960-70 avec les "brûleuses de soutiens-gorge". Ce qui m'a paru le plus intéressant dans ce chapitre, c'est encore le côté littéraire - poèmes américains d'auteures féministes tendant à bouleverser complètement les représentations liées au corps féminin, en particulier au sein (quelques beaux fragments d'anthologie p. 332 et ss.) - et le côté arts plastiques allant dans le même sens - cependant je trouve que les deux auraient pu être creusés davantage et auraient gagné à s'élargir géographiquement.
La courte conclusion "Le sein en crise" m'a semblé tout à fait bâclée et insignifiante.
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