La France au Front. Essai sur l'avenir du Front national / Perrineau Pascal. – Paris : Librairie Arthème Fayard, 2014. – 230 p. – ISBN 978-2-213-68103-0
Pendant la dernière guerre, la profession de mon père lui donnait accès à des informations précieuses pour les Anglais. Ma mère est la fille des paysans qui l'ont accueilli lorsqu'il a dû se cacher, après la chute de l'un des réseaux grâce auxquels ses renseignements étaient transmis aux Anglais. On ne sera donc pas surpris du fait que, dans mes années d'enfance et de jeunesse, l'extrême droite ait été pour moi plus un objet d'exécration qu'un objet d'étude. Mais le temps a passé et je suis maintenant capable, comme Pascal Perrineau, d'examiner le Front national du point de vue de Micromégas. Je connaissais Pascal Perrineau de nom, avant même qu'on ne le voie fréquenter les plateaux de télévision, car ma fille aînée l'a eu comme professeur. Elle l'avait en grande estime.
Au moment de rédiger cette note, je n'ai plus le livre sous les yeux, contrairement à mon habitude, qui m'amène parfois à le relire presque entièrement au fur et à mesure de ma rédaction. J'ai quand même noté quelques phrases, et en particulier dans l'introduction : « Le temps est venu de tenter de comprendre d'où vient le Front national, comment il est sorti de la marginalité pour s'enkyster dans la société française et apparaître aujourd'hui comme l'une des principales forces politiques du pays. »
Le premier chapitre parcourt les quarante ans d'histoire politique et électorale du Front national.
Dans un deuxième chapitre, sous le titre « Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre », il s'attache à montrer en quoi le Front national a évolué et quelles permanences on peut y repérer, .
Le chapitre suivant, particulièrement développé, montre que le Front national recueille les fruits de cinq fractures :
-la fracture économique, qui le fait progresser chez les « perdants de la mondialisation », définis comme ceux dont le foyer n'a pas plus de 2 000 € de ressources mensuelles, qui ont un diplôme inférieur au baccalauréat, et qui estiment courir le risque du chômage ;
-la fracture culturelle qui voit se développer une demande d'autorité et un rejet du libéralisme en matière de mœurs dans une partie de la population assez semblable à la précédente ;
-la fracture territoriale qui se creuse entre d'une part un maillage de métropoles régionales dynamiques, certaines zones rurales qui le sont aussi et d'autre part des territoires en difficulté comprenant des villes petites et moyennes et un grand péri-urbain (quarante à cinquante kilomètres des métropoles régionales) ;
-une fracture politique, enfin, avec une déception croissante envers la politique et le personnel politique, qui ne produit pas uniquement une dépolitisation mais nourrit aussi un vote de protestation, ou, selon une autre expression de Pascal Perrineau, de ressentiment (personnellement, je dirais même d'exaspération).
Je ne suis pas sûr que cette division en cinq corresponde à de profondes différences intrinsèques, et j'y vois plutôt un mode de rédaction destiné à ramener à un empan plus modeste ce qui aurait pu devenir un bloc massif indigeste. Je relèverai deux phrases qui me paraissent particulièrement pertinentes : « Les forces politiques trouvent leur ancrage dans les clivages qui traversent les sociétés. » et « Avec le délitement des liens sociaux, le sentiment d'insécurité et l'anomie ont progressé, faisant naître une demande d'appartenance, de communauté et d'identité à laquelle l'extrême-droite et les populismes s'efforcent davantage de répondre que les autres courants politiques. » Sur ce dernier point, il m'apparaît que c'est un phénomène symétrique (c'est à dessin que je ne dis pas identique) qui pousse certaines populations vers un islam « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre » que celui de leurs ancêtres. Mais je conçois que cela puisse être littéralement impensable pour certains, exactement comme Pascal Perrineau juge impensable pour certains l'éventualité de points de convergence entre l'extrême-droite et l'extrême-gauche.
Un dernier chapitre, enfin, examine plusieurs éventualités quant à l'avenir du Front national.
-le statu quo, d'abord, où le Front national resterait une force politique conséquente, mais sans pouvoir troubler profondément la bipolarisation traditionnelle ;
-la brèche à gauche (en fait, cette partie du livre m'a paru plutôt consacrée à l'examen de la percée du Front national dans des catégories de la population qui votaient habituellement à gauche ou à l'extrême-gauche ; je vois mal comment le Front national pourrait s'adapter à être le porte-parole d'un électorat de gauche et d'extrême-gauche) ;
-la brèche à droite (on voit bien la tentation chez certains hommes politiques de se servir du Front national comme force d'appoint, mais Pascal Perrineau souligne combien une certaine droite traditionnelle reste profondément hostile aux thèses du Front) ;
-l'extension idéologique généralisée, Pascal Perrineau mettant en correspondance certains éléments de la situation actuelle et de la situation de l'Entre-deux-guerres (pardon si mon option typographique n'est pas la vôtre) en Allemagne.
A l'aune des quelques ouvrages que j'ai lus, comme « Le choc du futur » d'Alvin Tofler ou un ouvrage de Jean-Jacques Servan-Schreiber dont j'ai oublié le titre, je dirais que la prospective est à peu près aussi pertinente que la lecture des lignes de la main mais je ne crois pas que Pascal Perrineau tente vraiment de faire de la prospective. Il me semble plutôt que la question de l'avenir du Front national lui est utile pour présenter certaines de ses observations.
Les assertions de Pascal Perrineau ne sont pas faites « en l'air », mais s'appuient sur l'analyse précise de résultats électoraux comme sur celle des résultats de diverses enquêtes d'opinion. Pour moi, un livre intelligent et utile pour suivre les évolutions politiques en France (évolutions qui me paraissent dans une certaine mesure comparables avec celles de certains autres pays européens).
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