C'est un très beau roman, écrit à la manière d'un conte initiatique. Pierre Péju y révèle, par petites touches disparates et subtiles, en alternant la chronologie du récit, en opérant des allers-retours entre 1963 et 1941, le traumatisme de la guerre, ses effets genre "bombes à retardements", ses traces qui perdurent en creux, en silence.
Paul, jeune français, fils d'un résistant assassiné en 1957, fait un séjour linguistique en Allemagne. Il y rencontre Clara, une jeune allemande solitaire et fascinante dont le père, autrefois médecin sur le front de l'Est, est marqué par un drame. La rencontre de Paul et Clara va faire resurgir d'énormes blocs d'un passé enfoui. Et ces blocs obscurs de passé vont dériver avec eux, au fil du temps, au fil de leurs cheminements respectifs et singuliers.
Car Paul et Clara se trouvent l'un et l'autre sur des trajectoires qui vont à plusieurs reprises se recouper. Paul grandit, murit, vieillit, habité par Clara, son regard perçant, ses apparitions et ses disparitions, sa sauvagerie déroutante, sa liberté ambigüe.
Paul s'épuisera à comprendre la vibrante et troublante Clara, l'insaississable Clara. Un jour, il décidera de s'éloigner d'elle, de s'autoriser le bonheur... Mais son mariage avec Jeanne, sa fuite dans le Vercors, sa quête de la sculpture n'y changeront rien... L'Allemagne de ses 16 ans ne cessera de rôder en lui, habitée par le fantôme de Clara. D'autant que Clara se révèlera être une artiste des réapparitions... Et, de ces réapparitions, Paul ne reviendra jamais indemne. Chacune d'elle le fera bouger, le mettra en mouvement.
"Le rire de l'ogre" est l'histoire, avant tout, de cette passion entre deux êtres solitaires qui se ressemblent trop, qui n'ont rien à se donner, qui ne cesseront de se manquer, de se repousser magnétiquement. Ce qui n'empêchera pas qu'un lien énigmatique et puissant les relie... Quelle est, au juste, la nature de ce lien ? Les traces de la guerre inscrites dans leur âme à vif ? Leur quête artistique (lui, sculpteur ; elle photographe) pour capter la terreur et traquer l'absurdité, pour donner une forme au tragique du monde ?
Si ce livre me plaît, c'est qu'il brasse aussi des pans d'histoire : la Seconde guerre mondiale, la guerre d'Algérie, mai 68... Paul et Clara, chacun à leur manière, tentent de faire avec le passé, de s'en emparer, de le sublimer. Et Péju aussi, à travers eux. C'est très beau.
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