Le héros -et narrateur- de ce roman, Harry Haller, est en proie à un profond mal-être...
La nature du tourment qui l'habite prend sa source dans la lutte que mènent en lui des personnalités contraires. Sa retenue d'homme civilisé s'oppose à une sorte de sauvagerie instinctive, qui le pousse à revendiquer un besoin démesuré de solitude et d'indépendance.
Ayant en horreur l'idée de devoir se soumettre à des contraintes fixées par des individus médiocres, il se sent décalé dans une société dont il juge les plaisirs vains et futiles, dont il ne comprend ni les principes ni les priorités. En quête de sensations fortes, lui se complait dans une mélancolie et un romantisme poussés à l'extrême, flirte avec les affres de la folie...
Ayant obtenu cette solitude et cette indépendance qu'il prétend désirer par-dessus tout, elles deviennent en même temps la cause de sa condamnation, c'est-à-dire de son bannissement social.
Pourtant, Harry est issu d'un milieu petit-bourgeois dont dont il a gardé, ancrés en lui, certains principes moraux, et qui de plus lui permet de bénéficier d'une certaine aisance financière. Il vit certes seul, sans famille et sans emploi mais confortablement, et toujours en accord avec la loi.
Sa révolte, par conséquent -car Harry est avant tout un être révolté-, est surtout intellectuelle. Atterré par la misère morale de ses contemporains, il oppose à leur patriotisme borné et grégaire, à leur propension à la violence, à leur matérialisme, ses ambitions humanistes. Il déplore leur incapacité à faire face à leurs responsabilités individuelles, leur manque d'exigence vis-à-vis de leurs idéaux, bassement vulgaires et égoïstes...
Au cours d'une de ses errances nocturnes, il rencontre Hermine, une jeune femme qui se présente comme son alter ego. Également déçue par la médiocrité de ses semblables, elle s'étourdit de fêtes, de danse, et d'alcool, mais cet épicurisme dissimule de morbides projets, auxquels elle associe rapidement Harry...
"Le loup des steppes" est de ces romans qui intimident, parce qu'on les imagine complexes, et peut-être fastidieux.
Le début du roman a d'ailleurs, au départ, conforté mes craintes. La partie qui y est consacrée à la transcription du "Traité du Loup des steppes" (fascicule remis à Harry par un étrange individu croisé un soir dans la ville endormie) m'a paru assommante, et était à mon avis dispensable. Heureusement, le héros reprend ensuite la parole pour nous livrer ses torturants états d'âme et nous relater les événements insolites qui viennent troubler son existence. Car si Harry peut dans un premier temps agacer par sa grandiloquence, son sentimentalisme exacerbé, j'ai finalement été touchée par son humanisme, et conquise par son intelligence. Son malaise m'a paru, même, justifié, et de nature intemporelle. Lorsqu'il évoque son dégoût de la guerre, la difficulté de ses concitoyens à se détacher de leur environnement sociétal pour penser l'Homme dans sa globalité, lorsqu'il exprime son inadaptation à une modernité qui popularise mais dénature l'art, qui rend le quotidien plus confortable aux dépens de la faculté à s'indigner, se rebeller... ne sont-ce pas là des considérations qui sont toujours d'actualité ?
J'ai fini par croire que le malheur de Harry ne venait pas tant de sa difficulté à faire cohabiter en lui ce qu'il nomme sa "dualité". Après tout, ainsi que nous le rappelle le "Traité du Loup des steppes", l'homme n'est pas seulement double mais multiple, complexe, mouvant, et abrite en lui à la fois les impulsions nées de ses instincts et la pondération inculquée par son environnement familial, culturel et social... sans que, la plupart du temps, cela ne pose problème.
Il me semble que la mal-être de Harry provient surtout d'une désespérance liée au constat que l'homme a beau se croire de plus en plus civilisé, il n'en acquiert pas pour autant plus de sagesse ni plus de capacité à l'altruisme...
Finalement, mes craintes se sont donc avérées infondées. "Le Loup des steppes" est certes un roman ambitieux, mais accessible et même prenant. Et puis, de façon assez surprenante, l'auteur introduit parfois dans son récit une tonalité fantastique qui casse opportunément la morosité de son propos.
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