De tous les ouvrages que j’ai lus jusqu’à présent pour essayer de me figurer les raisons et les mécanismes de l’avènement du régime nazi, de sa prise du pouvoir et de sa constitution en totalitarisme que seule une résistance dérisoire opposa, ce document est le meilleur. Rédigées par un jeune homme issu de la moyenne bourgeoisie instruite et éduquée aux solides valeurs morales des fonctionnaires prussiens, qu’il se préparait à perpétuer par une carrière dans la magistrature, ces mémoires s’étendent de son enfance lors de la déclaration de la Guerre de 14 jusqu’à 1933, avant son exil en Angleterre en 1938.
Deux thèses sont présentées d’emblée : que le nazisme représenta et s’alimenta de la négation de la sphère du privé, de l’individuel, et que l’esprit qui la rendit possible naquit non de la défaite de 1918 mais d’une sorte d’euphorie, à l’œuvre depuis 1914 déjà, impliquant environ dix classes d’âge dont la sienne, laquelle eu l’opportunité de resurgir sous des formes multiples et diverses au cours des deux décennies suivantes. Des événements aussi variés que la grande inflation de 1923 et le soudain engouement sportif autour des jeux olympiques de 1924 furent à même de vivifier cette étrange et nocive euphorie.
Si la disparition de la majorité qui, le 5 mars 1933, se prononçait encore contre Hitler demeure une énigme, certains mécanismes psychologiques individuels et de masse sont dévoilés, de même que le caractère absolument sans précédent historique de l’antisémitisme nazi (contrairement à ce que l’on soutient de part et d’autre), dans la mesure où il s’agit du premier l’appel régressif à diriger la volonté d’anéantissement à l’intérieur d’une même espèce biologique par la négation de cette unicité [en ce sens le « génocide » arménien n’en serait pas un, pas plus que celui des Américains natifs, après la Controverse de Valladolid].
Ces mécanismes psychologiques de paralysie de toute capacité de résistance sont d’autant mieux expliqués qu’il sont montrés à la fois de la perspective individuelle d’un homme parfaitement ordinaire – peut-être jusqu’au point d’être parfaitement emblématique – ainsi que de celle de ses proches (cf. ses amis d’université et surtout le ch. conclusif sur le « camp d’éducation idéologique »), que de celle macro-sociologique (oscillations dans l’intensité des intimidations, volte-face de la presse, propagande radiophonique, défilés etc.) dont les livres d’Histoire nous ont souvent instruits.
Il demeure une autre énigme concernant les péripéties du manuscrit. S’il fut rédigé sur commande en Angleterre en 1939, en quoi l’éclatement de la guerre empêcha sa publication ? Faut-il penser que là aussi l’heure n’était plus à la réflexion et à la compréhension profonde mais seulement à la propagande ? D’autre part, pourquoi interrompre les mémoires en 1933 et pas à la veille de son exil ? L’Angleterre n’était-elle pas assez sûre ? Et après ? notamment après le retour en Allemagne de l’auteur en 1954 ? Sachant qu’il est devenu un historien connu, pour quelle raison a-t-il gardé secrets ses souvenirs, pourtant prémonitoires à plusieurs égards et si aptes à dissiper de nombreux malentendus (par ex. sur les camps de concentration) ? Pour se soustraire au fameux (et stérile) débat sur la culpabilité allemande ? Pourquoi fallait-il que le livre fût publié posthume et que le doute planât sur sa datation d’avant-guerre, surtout dans un pays dont l’historiographie a été particulièrement encline à favoriser l’étude de ce sujet ?
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