Qui est, en définitive, Saul Karoo ?
Est-il la représentation du dernier stade en date de l'évolution humaine ? Stade auquel l'individu, soumis aux diktats d'une société de l'image et de la réussite sociale, aurait annihilé en lui toute faiblesse sentimentale, toute propension à l'émotion ?
Est-il la victime d'un environnement que la combinaison des éléments (familiaux, sociaux, professionnels) aurait rendu émotionnellement déficient ?
La seule certitude, c'est que Karoo est malade. Malade parce qu'il a un vide en lui, qui finit par le dévorer... Le roman de Steve Tesich est en quelque sorte le récit d'un homme qui, parti en quête de ses profondeurs, en est revenu bredouille, et ne l'a pas supporté !
A première vue, tout va bien, pourtant, pour ce quadragénaire américain installé dans un somptueux appartement New-Yorkais. Cet écrivaillon sans talent a fait fortune et s'est rendu célèbre dans la réécriture de scenarii pour le cinéma. Il transforme en succès commerciaux les œuvres soumises à sa plume. Son patron lui fait totalement confiance. Il ne s'est jamais aussi bien entendu avec sa femme que depuis qu'ils se sont séparés, et qu'ils n'en finissent pas de discuter les termes de leur divorce. Son fils adoptif, Billy, un intelligent et homme, l'adore.
Certes, ses proches le considèrent comme un menteur aux vaines promesses... Il est cynique, de mauvaise foi, et c'est de surcroît un alcoolique notoire. Et puis il est affligé d'une sorte de répulsion envers l'intimité qui l'empêche d'avoir des rapports profonds et sincères avec ses proches, notamment avec son fils.
Mais Karoo semble accepter avec philosophie cette image de lui, dont il joue d'ailleurs lui-même, avec une désinvolture étudiée. C'est en effet tellement plus facile, plus confortable, de se conformer à l'image que les autres ont de vous, et que vous avez d'ailleurs contribué à construire. Cela dispense des remises en questions...
Et puis arrive un jour où l'alcool n'a plus aucun effet sur lui, quelle que soit la quantité absorbée. Mais il continue de simuler l'ébriété. Il réalise qu'il a pris du poids, que ses cheveux sont ternes et son teint terreux. Mais il fait celui qui n'en n'a cure.
Et puis arrive un jour où un problème de conscience se pose à lui, lorsqu'on lui demande de remanier le film d'un talentueux cinéaste sur le point de mourir, qui s'avère être un chef-d’œuvre. Mais sa conscience va rapidement se taire : par habitude, par confort, toujours, il choisit de faire ce que l'on attend de lui. Pourtant, c'est un élément de ce film qui va lui donner, croit-il, l'occasion de faire enfin quelque chose d'utile et d'altruiste. Mais cette occasion ne va faire qu’accélérer sa chute...
"Karoo" est une farce, mais une farce sinistre, désespérée, teintée de cet humour que l'on utilise pour sauver la face, alors qu'on sait pertinemment que tout va mal.
C'est l'épopée tragicomique d'un homme qui semble pris d'une abyssale terreur de vivre. Pas de vivre au sens commun du terme, mais au sens d'exister. Saul est incapable d'être en accord, en paix avec lui-même, car il ne sait pas qui il est. A force de jouer un personnage, il l'est devenu. Il n'est quasiment plus qu'une sorte d'enveloppe vide, qui dissimule son vague malaise intérieur derrière des masques conformes à ce que les autres voient en lui. Son incapacité à supporter l'intimité avec autrui s'étend aussi à lui-même.
Il a beau être conscient de certains de ses défauts, il met en place des barrières de mauvaise foi et de bonne conscience pour se dédouaner, évitant ainsi de devoir y remédier.
Ce mélange de lucidité et de complaisance est bien à l'image de la société dans laquelle il évolue, où l'individu ne sait plus que se donner en représentation. Il perd de vue l'essentiel (la spontanéité, la sincérité), et finit par se perdre lui-même.
C'est, bien sûr, glaçant, mais "Karoo" est aussi un roman réjouissant, grâce à l'écriture enlevée, percutante, de Steve Kesich, et à l'humour qu'il y distille, même si c'est un humour... noir !
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