Une saison en enfer aurait peut-être été un titre plus approprié si le poète ardennais n’en avait déjà fait un si bon usage. La journaliste freelance Laurence Fleury a choisi plus prosaïquement Une saison en refuge afin de décrire son quotidien infernal comme aide-gardienne durant deux mois, en pleine saison touristique. Elle avait décidé de faire un break entre deux reportages et a répondu à une offre d’emploi sur Internet proposant un travail saisonnier dans un refuge pyrénéen durant la saison estivale 2010. A son grand étonnement, elle a été embauchée. En butée avec une cheftaine désabusée, Laurence Fleury subit les cadences infernales liées au fonctionnement du refuge : corvées en tout genre sans une once de reconnaissance, fatigues accumulées et acariâtreté du chef qui déteint sur les autres, le quotidien en refuge n’est pas idyllique, loin s’en faut. Les clients sont au diapason, odieux par leur masse à rassasier, interminablement. Malgré tout, le lecteur s’amuse beaucoup et apprend davantage à travers les anecdotes prises sur le vif. La montagne n’est pas toujours aimable et les randonneurs qui la parcourent peuvent parfois en tomber de haut. Une cliente réserve trois semaines à l’avance et veut savoir si le temps sera beau et s’il y aura du brouillard dans la montée. Tel autre part faire une sieste en catimini dans le dortoir et se glisse dans le duvet d’une autre personne. Un quidam ne peut dormir, prend des chaussures de marche au râtelier, croyant qu’elles sont mises à disposition par le refuge comme les brodequins et s'esquive pour une virée matinale. Le propriétaire des godillots, déconfit, vient geindre auprès des gardiens du refuge. L’insomniaque revient avec les chaussures empruntées et sans s’excuser, en vante le confort. La liste est longue et on se dit qu’on n’a jamais été comme ça. Puis on se met à douter et un vertige métaphysique s’installe. Plie-t-on bien les couvertures en bout de lit ? [Chaque jour, la gardienne manie jusqu’à l’harassement plusieurs centaines de kilos de couvertures, « 384 kg au total à plier chaque matin ».] Nettoie-t-on bien les toilettes après son passage ? [Le record de hauteur de matière fécale sur les murs est fixé à 1,13 m du sol.] Est-on suffisamment affable ? Il y a encore ce cafiste, clamant son appartenance à la noble association et s’adressant à Laurence Fleury qui vient de remettre d’aplomb la salle à manger après le rush matinal : « Tenez chère Madame, j’ai un petit cadeau pour vous ! Il lui pose son sac poubelle sur la table » et comme il se fait justement retoquer, il rétorque avec aplomb : « Oui je comprends mais là vraiment, il n’y a pas grand-chose à l’intérieur ! » « Raison de plus… pour le redescendre avec vous ! » Déconfit et bougon, le larron reprend son don. Plus tard, Laurence Fleury retrouvera les déchets glissés en douce dans un recoin du refuge. Heureusement, parmi tous les Ostrogoths de passage, l’Indien surgit et avec lui le calumet de la paix circule à travers ses paroles et sa connaissance passionnante de la montagne. Les tensions se relâchent dans l’équipe. Il s’agit du guide de haute montagne installé à Cauterets, Jean-Louis Lechène, toujours en activité. Pour se faire une idée moins floue de cet homme d’exception, il faut écouter la radioscopie animée par Jacques Chancel qui lui est consacrée le 3 mars 1976 pendant 56 min. Chancel y enfonce ses habituels clous. (www.ina.fr/sport/autres-sports/audio/PHD96003741/jean-louis-lechene-guide-de-haute-montagne.fr.html). L’homme y suit le fil de sa pensée comme un alpiniste sur une crête, mesurant ses mots à son souffle et à ses pas. Nul pathos dans le discours mais la lumière d’un homme donnée à voir. On peut comprendre la traînée d’amitié qu’il laisse dans son sillage et lorsqu’il emmène inopinément (et gratuitement) Laurence Fleury pour une ascension : « L’Indien n’a même pas conscience du plaisir qu’il [lui] fait en [l’]emmenant là-haut. » A la fin, on comprend et on compatit pour la gardienne peu amène. S’adressant à son employée atterrée qui vient de subir une ultime crasse de trois randonneurs américains, elle lance : « Il t’aura fallu deux mois pour ne plus les supporter moi je les subis depuis plus de quinze ans ! […] Je m’enferme dans ma cuisine et j’évite d’être sympathique avec eux. Sinon, ils pensent avoir tous les droits. » Le livre refermé, on se sermonne pour ne pas faire partie du troupeau mais on n’est plus très sûr de soi et de ses convictions tant la médiocrité est ambiante et transfrontalière. Pierre Minvielle, dans une notule parue dans La Montagne & Alpinisme, 2012-3 écrit à juste titre que le livre est une « magnifique leçon d’humanisme, une réflexion d’une ampleur imprévue ». La réflexion est toutefois induite et inévitable lorsque le lecteur découvre toutes les scénettes saisies dans l’instant, d’apparence banale mais tellement révélatrices et les portraits esquissés mais si prompts à être endossés par n’importe qui. L’ouvrage est hautement recommandable. Il dit sans fioriture la tarification et la consommation de la nature, l’hédonisme à tout crin et la disparition d’un esprit de partage, d’amitié et de respect. L’Indien est certainement un des derniers des Mohicans toujours en piste.
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]