[Jérôme - (L'enfance de Jérôme Bauche) | Jean-Pierre Martinet, Alfred Eibel (Préfacier), Raphaël Sorin (Postfacier)]
Vous connaissez, vous, Jean-Pierre Martinet ?
Personnellement, cet écrivain était pour moi un parfait inconnu, jusqu'à ce que mon intérêt soit fortement éveillé par un article élogieux à son sujet.
Je me suis alors précipitée dans la librairie la plus proche (à 300 mètres de mon lieu de travail ; si j'avais voulu le faire exprès...), et me suis procurée "Jérôme", l'un des rares romans que cet auteur eut le temps d'écrire avant son décès prématuré en 1993 (alors qu'il n'était âgé que de 49 ans).
Rien qu'en soupesant l'objet -un bel ouvrage, réédité en 2008 trente ans après une première parution couronnée d'insuccès-, je me suis surprise à penser : "Ça, c'est du lourd !"
Je ne croyais pas si bien penser...
Après quelques heures de lecture - évidemment étalées sur plusieurs jours- passées dans l'univers à la fois sordide et fantasmagorique de Jérôme Bauche, héros de cet impressionnant roman, je ne peux en effet que confirmer ce que m'avaient permis d'imaginer les louanges chantés par l'auteur de l'article précité, à savoir que Jean-Pierre Martinet était un écrivain hors norme.
D'emblée, le lecteur est immergé dans le flot ininterrompu des pensées de Jérôme, qui nous livre ainsi, avec une volubilité qui suscite assez vite un certain malaise, ses angoisses, les manifestations de sa paranoïa, ses fantasmes, et l'obsession qui hante jour et nuit son cerveau malade, qui a pour nom Paulina Semilionova, adolescente de 15 ans qu'il traque sans répit dans un Paris devenu tentaculaire et dangereux, qu'il imagine être un faubourg de Saint-Pétersbourg. Précisons que Jérôme est quant à lui un grand garçon de 42 ans, de stature plutôt imposante (il pèse 150 kilos pour 1m90), qui vit toujours chez sa "mamane"...
Appréhender le monde par les yeux de Jérôme, c'est le voir à travers la toile élaborée d'un délire entretenu par une sorte d'hyper sensibilité à tout ce qui l'entoure et l'agresse (les odeurs, les couleurs) et construit sur la base des interprétations hallucinatoires qu'il retire de son environnement, et des individus qu'il croise ou qui l'entourent.
Dans son univers, tout perd son éventuel caractère sacré, pour se parer d'une nature sale et délétère : la maternité, l'amour, le sexe, même la vie est considérée comme vaine et laide... les petites filles y sont vicieuses et perverses, les sentiments y sont souillés. La compassion, l'espoir n'y ont pas de place.
"Il n'y a rien de plus obscène que les sentiments. Toutes ces paroles. Que l'ombre d'un ange, un jour, s'approche de toit, alors que tu fais consciencieusement ton travail de pute, les pattes écartées, comme toutes les salopes de cette planète pourrie, les mères, les soeurs, les fiancées, baisées, bourrées, enfilées, défoncées, démolies, haletantes, toujours à essayer de prolonger en jouissant le cauchemar de la vie, comme si ça ne suffisait pas comme ça, déjà, mais non, encore, encore, haletantes, trempées, retournées, malaxées, concassées, déshabillées, en hiver, en été, toujours dans des chambres étouffantes, gigotant, sautant, bavant, hurlant, oh oui que l'ombre d'un ange, par n'importe quel temps, s'approche, dans le silence absolu, et décrète la fin de cette mascarade. Car la vie n'est pas douce, et elle n'est pas bonne, contrairement à ce qu'on essaie de nous faire croire un peu partout. Pas de raisin dans la vigne, pas de figue au figuier. Les feuilles sont flétries, les eaux empoisonnées. La création est ratée, Solange le disait souvent, et les grandes villes sont des repaires de chacals, maintenant : une sale brume recouvre tout, maintenant."
Jérôme nous entraîne dans une spirale qui se nourrit de sa suspicion et de son mal-être ; il devient au fur et à mesure du récit de plus en plus difficile de distinguer le réel de l'imaginaire et d'ailleurs, le héros lui-même s'y perd.
Sans laisser au lecteur le temps de reprendre son souffle, Jean-Pierre Martinet lui impose subrepticement le rythme mental de son personnage qui, le temps de la lecture, nous habite et nous plonge dans l'enfer qu'est l'existence de Jérôme, cet individu dont on ne sait plus par moments s'il est doté d'une intelligence supérieure ou atteint d'une grave psychose.
"Jérôme" est un récit à la fois sombre et superbe, glauque et fécond, dont l'aspect burlesque de certaines situations ne parvient pas à alléger l'atmosphère. D'ailleurs, ce n'est pas le but : il sourd de ce roman un désespoir sans fond, un dégoût de la vie qui font de cette lecture une expérience forte mais presque douloureuse.
"(...) moi, Jérôme Bauche, je savais bien que c'était du faux, du vent, putasserie fardée, que jamais rien ne rachèterait la souffrance d'être enfermé dans une montagne de chair de cent cinquante kilos appelée Jérôme Bauche, une forteresse imprenable, bouclé là-dedans, oui, et torturé tous les jours, avec une cruauté raffinée, aucune issue, pas le moindre souterrain pour revoir la lumière du jour, j'avais beau essayer de gratter le sol, parfois, je n'arrivais qu'à m'écorcher les mains, les repas à heure fixe, pas le moindre rai de jour, ja grattais la terre comme les bêtes, j'embrassais le salpêtre de murs, je me barbouillais avec mon propre sang (...)".
L'écriture de Jean-Pierre Martinet -cette verve infatigable, dont le caractère parfois lancinant vous happe et vous heurte- n'est pas sans évoquer Céline. La trame du roman, et l'atmosphère qui le baigne, m'ont en revanche fait penser à certains auteurs russes, notamment Gogol, avec son "Journal d'un fou", ou encore Dostoïevski, auquel l'auteur fait référence à de nombreuses reprises.
Ceci dit, ne nous méprenons pas : le talent de Jean-Pierre Martinet est bel et bien original ; il rend certes hommage, tout au long de ce récit, à quelques-uns des écrivains qu'ils admiraient, mais lorsque l'on referme "Jérôme", on a la certitude de n'avoir jamais rien lu de semblable.
BOOK'ING
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]