[LE TRAVAIL. - Une valeur en voie de disparition | Dominique Méda]
[lecture que je dois à l'ami Laudateur; qu'il en soit ici remercié]
Cet ouvrage puissant, important, formidablement dense, est une histoire intellectuelle du concept de travail analysé dans une démarche de philosophie politique (et non sociologique). En historisant notre signification (confuse car issue de plusieurs sources contradictoires) et nos jugements de valeur relatifs au travail, l'auteure opère une « […] entreprise généalogique, qui seule nous permettra de comprendre comment l’avènement des sociétés fondées sur le travail, la prédominance de l’économie et le dépérissement de la politique ne sont que les manifestations multiples d’un unique événement. » (p. 13)
Sans retracer cette longue histoire du rôle limité du travail dans nos sociétés d'avant la révolution de l'individu allant de pair avec le développement du capitalisme, puis avec l'emprise méthodologique totalitaire de la pseudo-science économique comme épistémologie de remplacement du politique, il suffira de noter que, sur le sujet en question, le marxisme ne constitua pas un changement de paradigme, bien au contraire. Quant à la social-démocratie dont découle l'organisation de l'Etat providence qui caractérise nos dernières décennies :
« […] le programme politique des sociaux-démocrates va se développer dans un contexte théorique non retravaillé, c’est-à-dire dans lequel les contradictions que recelait la pensée socialiste n’ont pas été résolues : contradiction entre les conditions épouvantables de travail et le discours de valorisation qui accompagne celui-ci ; contradiction entre la haine du travail et la croyance que lui seul est capable de fonder une hiérarchie sociale juste […] » (p. 131)
Sur cette contradiction va se greffer le cercle vicieux de l'obligation de la croissance afin de garantir l'emploi, nouvelle conception du travail, obligation fondée sur un interventionnisme étatique (fondamentalement keynésien):
« […] l’Etat social a réussi à substituer à l’utopie socialiste d’un travail libéré une visée plus simple, qui consiste à fournir au travailleur, en échange de son effort, une somme croissante de bien-être et à lui garantir le plein emploi. Le XXe siècle n’est pas celui du travail mais de l’emploi : il revient à l’Etat de garantir à chacun un poste à partir duquel il aura accès aux richesses et une place dans la vie sociale. L’emploi, c’est le travail considéré comme structure sociale, c’est-à-dire comme ensemble articulé de places auxquelles sont attachés des avantages et comme grille de distribution des revenus. […] Mais la garantie du plein emploi et de l’accroissement indéfini de la richesse ne va pas de soi : en développant la productivité, on finit en effet par avoir de moins en moins besoin de travail humain, on s’oblige à inventer toujours plus de travail. » (p. 136)
Le résultat de cette "modernité" est, en sus de plusieurs fourvoiements idéologiques de plus ou moins mauvaise foi regroupés et réfutés dans le chapitre "Le travail, lien social ?", la pathologie sociale que décèle - parmi les premiers - Hannah Arendt:
« Nous sommes devenus, comme le dit Hannah Arendt, une société de travailleurs ; nous ne savons plus pourquoi nous travaillons, pourquoi nous développons cette activité avec un tel sentiment d’urgence. Au point que nous sommes maintenant les habitants d’une société rivée à la nécessité et que l’éventuelle libération de cet esclavage nous apparaît terrible. […] Les politiques craignent la délinquance, l’ennui. L’idée d’une diminution de la place du travail dans nos vies amène sur la scène le spectre de la surconsommation et de l’individualisme. […] Aristote distinguait la vie consacrée au culte du beau, celle consacrée aux affaires de la cité et celle vouée à la contemplation. La thèse d’Hannah Arendt est que le mode de vie voué à la pure reproduction des conditions matérielles s’est développée jusqu’à rendre inimaginables les trois autres. » (p. 152-153)
Là, à mon sens, se termine la partie la plus pertinente de l'ouvrage. S'ensuivent deux longs chapitres, non dépourvus de grand intérêt ni hors de propos au demeurant, mais poussant l'abstraction bien au-delà du sujet du travail : "critique de l'économie" et "réinventer la politique". Je les aurais bien vus, développés davantage, constituer un ouvrage à part. (Je n'en énoncerai donc pas le fil argumentatif). Par contre, dans "réinventer la politique" se trouve l'énoncé des problématiques sociétales impliquées par le sujet du travail :
« [...] celle de la cohésion sociale (comment allons-nous l’assurer, la garantir ?), celle de l’exclusion (quelles mesures devons-nous prendre pour qu’une partie de plus en plus grande de la population ne soit privée de travail, de logement, de soins et ne soit pas exclue de la vie sociale, faute de pouvoir exercer ses droits fondamentaux ?), celle des inégalités (quelle est la dose d’inégalités supportable pour une société ?), même s’il n’est pas encore de bon ton de la poser aujourd’hui. » (p. 261)
La conclusion, quant à elle, explique la raison de l'immobilisme et du refus d'affronter ces questions :
« Si nous ne voulons pas modifier la manière dont est réparti le travail entre les individus aujourd’hui, c’est bien parce qu’il constitue le principal moyen de distribution des revenus, des statuts, de la protection et des positions sociales : revoir la manière dont est partagé le travail conduit à repenser la répartition de l’ensemble des biens sociaux. » (p. 302)
Les quelques propositions avancées ci et là dans cette même conclusions me semblent par contre, quant à elles, assez bâclées et insuffisamment élaborées. Ce qui renforce ma supposition que là n'était pas l'objet de l'étude. Et l'on ne va pas lui en tenir rigueur.
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