Ce livre-là est de ceux que l'on lit d'une traite, en retenant son souffle, le cœur serré, partagé entre douleur et fascination.
C'est l'histoire d'un fait divers, un drame qui touche Sam Dent, petite bourgade au nord de l'état de New York : par un matin d'hiver, le bus de ramassage scolaire a glissé sur la neige, est tombé dans le ravin, et a sombré dans le lac gelé. De nombreux enfants ont péri, plongeant la petite ville dans la stupéfaction et l'affliction.
Les réactions de la petite communauté sont rapportées par les récits de quatre acteurs principaux. Il y a d'abord Dolorès Driscoll, la conductrice du bus accidenté, femme vaillante et généreuse, choquée par cette catastrophe. Vient Billy Ansel, le père inconsolable de deux des enfants morts. Ensuite, Mitchell Stephens, un avocat new-yorkais poursuivant avec hargne les éventuels responsables de l'accident (et qui se venge ainsi des déficiences de sa propre vie). Et enfin Nicole Burnell, adolescente promise à tous les succès, qui a perdu l'usage de ses jambes et (re)découvre ses parents avec une lucidité nouvelle empreinte de cynisme. Et pour chacun, la question obsédante de savoir qui est responsable ?
« Un chien – c'est un chien que j'ai vu, j'en suis sûre. Ou que j'ai cru voir. Il neigeait déjà assez fort à ce moment-là, et dans la neige on voit parfois des trucs qui n'existent pas, ou pas vraiment, mais on risque aussi de ne pas en apercevoir qui existent bel et bien alors, bon Dieu, quand on devine quelque chose, on régit à tout hasard, pour plus de sûreté, si vous comprenez ce que je veux dire. Ça, c'est ma formation de chauffeur, et en plus c'est mon tempérament de mère de deux grands fils et d'épouse d'un invalide ; comme ça même si je me trompe, au moins suis-je du côté de l'ange. »
À travers ces quatre témoignages, Russel Banks nous mène, avec pudeur, sans voyeurisme ni misérabilisme, au plus près de la souffrance de ses personnages :
« Pour nous, avant l'accident, il y avait la vie, la vraie vie, la vie réelle, si moche qu'elle ait pu nous sembler, et rien de ce qui a suivi l'accident n'offre avec elle la moindre ressemblance ».
Ces quatre voix nous font connaître quatre visions différentes mais complémentaires du drame et, entre les lignes, dans ce qui est tu, et dans la confrontation des points de vues, émerge la vérité. A savoir que la souffrance est intime et personnelle et que tous, au bout du compte, sont désespérément seuls.
Au-delà, c'est également le portrait de toute une communauté qui est brossé, celui d'une Amérique
lower middle class, une Amérique de gens modestes, aux vies étriquées, marquées par la spirale du malheur. Car ce drame, aussi tragique soit-il, n'est qu'une douleur supplémentaire ajoutée à l'horreur de leurs vies déjà maintes fois brisées.
Le pessimisme de Russel Banks, entre accablement et désenchantement, a de quoi déranger. Pourtant, sans scènes larmoyantes et sans aucun pathos, il parvient à l'émotion, à l'empathie. La gravité du propos, porté par un style subtil et direct et la sobriété de l'écriture, fait de ce récit une évocation réaliste empreinte d'humanité.
le cri du lézard