Comme une interminable logorrhée diarrhéique, le soliloque du narrateur finirait par épuiser le lecteur si le récit n’était ponctué d’éléments triviaux mais éminemment humains qui ramènent les lamentations d’un quadragénaire misanthrope se targuant de philosophie à un cri déchirant. Il s’agit pour lui de recueillir et de s’occuper de sa vieille mère presque impotente :
« Je révère la beauté. A ses pieds je me signe. Or je vois ma maman se décomposer vivante, jour après jour, et imprégner la maison du relent de la mort ». Descartes nanti de son
Discours de la méthode est sans cesse pris à témoin et à contre-pied. La philosophie demeure vaine pour contrecarrer la réalité :
« L’idée de la mort n’est rien qu’une figure de rhétorique si elle reste séparée d’un être singulier. L’idée de la mort n’existe pas. Ce sont les morts qui existent. Ce sont leurs visages de pierre sur lesquels on se cogne, la nuit. Ce sont leurs traits à jamais figés qui se fichent dans nos mémoires et sans fin nous poursuivent au long de nos insomnies » (p. 32). Décomposé, exsangue, mortifié, le narrateur va retrouver le
« sentiment de vivre » avec Madame Mila, fabulatrice, voyante et peu regardante sur sa générosité. Madame Mila, Madame Milagro, Madame Miracle sait « voir » les autres ; elle ne modère pas ses sentiments. Sa « méthode »
[« Ambulo ergo sum, je me promène donc je suis »] est aux antipodes de celle de Descartes pour qui l’homme reste un « importun », où tout doit être fonctionnel et géométrique, où les idées dominent les sentiments. Est-ce humain ? Est-ce possible ? Que faire du remords, du chagrin, de la pitié, de l’amour, des pensées obsessionnelles… ? Lydie Salvayre (écrivain et médecin psychiatre français née en 1948, fille de républicains espagnols exilés) sait émailler son récit d’un humour corrosif qui s’attaque à la grande bêtise humaine (ancrée ici autour du projet d’une aire d’accueil pour les Roms) grâce à une écriture déliée où alternent les subjonctifs complexes et les expressions grossières. On croit s’apitoyer et on sourit souvent, à rebours. Faut-il pour autant rendre Descartes responsable des maux qui nous affectent aujourd’hui ? Si la rationalisation règne en maîtresse despotique, faut-il y voir la marque d’un penseur génial ou bien le reflet d’une pensée inhérente à chacun d’entre nous érigée collectivement en système ? La raison exclut-elle nécessairement la folie ? Le petit livre de Lydie Salvayre est plaisant à lire et les questions qu’il soulève ne sont pas vaines. Certaines affirmations un peu sentencieuses peuvent même laisser un léger goût d’amertume :
« […] partout sur la planète on rationalisait le désastre et nul, pour le moment, ne souhaitait que l’on rétrogradât vers les ténèbres anciennes… ».
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