BIBLIOPHILIE ET VÉNALITÉ
Heureux habitants de la Haute-Garonne et des autres départements français, ici et là, dans notre pays et dans d'autres, le niveau général d'instruction augmente et cependant, on ne lit pas davantage de livres. On en lit même moins. Pour donner une apparence moins désagréable à ce fâcheux paradoxe, les experts disent que « la part de l'écrit recule dans le budget loisirs » des populations. En trente ans, le budget loisirs en question a été multiplié en France par 5,5, tandis que les dépenses consacrées aux produits de l'édition (cela doit vouloir dire les livres) ont diminué de 0,2 %.
Et cela va plutôt plus mal dans d'autres pays, notamment aux Etats-Unis. Mais les Etats-Unis sont la patrie du dynamisme. C'est pourquoi on y réagit contre le recul du livre par les moyens les plus imaginatifs. La revue
Livres-Hebdo rapporte ainsi une remarquable initiative lancée en faveur de la lecture par une station de radio de Dallas, Texas. Nos confrères bien intentionnés ont annoncé à l'antenne que des billets de cinq et de dix dollars avaient été dissimulés dans des ouvrages de la section « fiction » de la bibliothèque municipale de Fort Worth et qu'ils appartiendraient à ceux qui les trouveraient. Le jour même de cette annonce, six cents personnes se sont ruées sur cette bibliothèque où l'on peut se servir soi-même sur les rayons. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, la section « fiction » a été razziée, les couvertures des livres ont été arrachées, leurs pages déchirées, leurs reliures déchiquetées.
Certains commentateurs sévères en ont déduit que cette opération n'avait pas atteint son but. Cela n'est pas faux, mais il me semble toutefois que l'initiative de mes confrères de Dallas ne manque pas d'enseignements. J'en livre un à votre méditation. Si l'annonce que des billets de cinq et de dix dollars étaient cachés dans des livres a provoqué une telle destruction, que feraient les téléspectateurs si on les persuadait que d'autres billets ont été à leur insu cachés dans leur téléviseur ? Et s'ils se livraient aux mêmes déprédations sur leur récepteur, qu'est-ce qu'il leur resterait pour se distraire le soir ? Un bon livre, évidemment. On voit par là qu'il ne faut pas confondre une erreur de méthode avec une erreur de cible.
Je vous souhaite le bonjour.
Nous vivons une époque moderne.
27 avril 1994
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