Comment rendre compte d’un chef-d’œuvre du 9e art et du génie de son auteur ? Pour la quatrième fois, je relis Smart Monkey et je m’extasie encore. D’où Winshluss tire-t-il sa force subversive ? Comment fait-il pour restituer, sans une parole, par la seule force du dessin en noir et blanc, la misère de l’homme, son insignifiance, sa cruauté, son aveuglement mais aussi son opiniâtreté, sa quête d’amour, son talent ? En dépit de la mélancolie qui nimbe toute l’histoire, on rit sans arrêt et parfois très fort car le récit va crescendo. Les séquences s’enchaînent à un rythme élevé. Smart Monkey, singe chétif mais intelligent, prototype de l’homme à venir, réussit à soudoyer en vue d’une copulation expresse, à l’aide d’une seule banane, une femelle gorille du harem contrôlé par un mâle dominant à la masse musculaire impressionnante et à la cervelle inversement proportionnée. Smart Monkey ne perd jamais le nord et sait, à l’occasion, faire preuve de sadisme à l’égard de ses ennemis. Le tigre à dents de sabre va en faire les frais en prenant sur le coin des babines un nid de guêpes. Si le singe élégant sauve les oisillons du serpent, c’est pour mieux les manger cru. L’alliance avec le mammouth, la découverte de la neige et du jeu puis la maîtrise du feu humanisent le singe à nez de clown. Au passage, il génocide, sans aucune raison, comme un enfant piétinant une fourmilière, toute une civilisation raffinée de… crevettes. De retour dans son clan, il ramène le feu. Adulé par les femelles, il peut à loisir disposer du harem puisque le chef en a été expulsé. Celui-ci fomente sa vengeance. Ah ! Ces trois cases révélant la cogitation du chef déchu et l’explosion de la lumière entre ses deux yeux ! Qui peut montrer avec un tel impact l’émergence de la conscience dans une masse brute ? Un épilogue (avec des phylactères) conte l’amour contrarié entre le vicomte ruiné Hubert Lacloche de Vallombreuse et Hermeline, elle-même issue d’une famille bourgeoise en difficulté. L’arriviste Fauchard, millionnaire des usines Fauchard et fils, a des vues sur Hermeline. Ne susurre-t-il pas à l’oreille du père qui pense que le vicomte pourrait offrir son nom à sa fille : « Ne serait-il pas plus sage de lui offrir mes millions… ? » Le cynisme de l’entrepreneur s’impose face à l’idéalisme du vicomte qui cherche à démontrer que les théories darwiniennes sont fondées. La mise en écho s’impose alors avec la première partie de l’histoire. La chute n’en est que plus brutale. On ne sait pas quelle est l’image la plus désolante, la toute dernière de l’histoire, avec ce pic montagneux, dans la nuit et la neige ou bien, et c’est là un des multiples talents de l’auteur, dans le tableau de famille qui se glisse en toute dernière page de l’album ? On regarde à nouveau la couverture en couleur et on est touché par le visage lunaire et mélancolique de Smart Monkey prêt à découvrir le monde. Oui, Winshluss est un génie de la bande dessinée et les éditions Cornélius lui ont fait honneur ! Les noirs sont rendus avec une profondeur incomparable. Les blancs sont éclatants. Le papier épais, les cahiers cousus ajoutent encore à la valeur de ce livre brûlant et inépuisable.
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