Le titre d'origine de cette saga familiale romanesque est _Q_, la lettre qui représente, dans le jeu de cartes français, la Dame des quatre enseignes, et ici également l'initiale des prénoms de chacune des femmes qui, sur quatre générations en exactement un siècle (1915-2015), constituent les protagonistes d'une boucle de vies et de morts violentes qui s'ouvre et se referme sur la même ville du Sud-est de la Turquie, Aïntab-Gaziantep, après un périple autour de l'ensemble du Moyen-Orient qui, au passage, nous montre une (ancienne) remarquable homogénéité multiculturelle et grande facilité de s'y déplacer et installer.
« Qayah (Aïntab, 1912 – Beyrouth, 1978) […]
La Reine de Carreau est résiliente, énigmatique et sacrificielle. Sa vie est faite de transitions, et elle relève toujours de nouveaux défis. Elle peut être sujette à l'angoisse, mais dispose d'une aptitude naturelle à synthétiser la sagesse acquise de ses expériences. Son destin est guidé par l'Esprit. » (p. 9)
« Qana (Deir Yassin [Palestine, banlieue de Jérusalem], 1946 - ...]
La Reine de Pique est une valeureuse guerrière, un exemple frappant d'autorité. Incisive et déterminée, il lui faut accomplir afin d'exister. Parfois submergée et très dure avec elle-même, un peu de lâcher-prise la soulagerait. Sa destinée est régie par la Volonté. » (p. 177)
« Qadar (Beyrouth [Liban], 1970 - ...]
La Reine de Cœur est une aventurière, non conformiste et constamment en quête de nouveauté. Elle a besoin de choix, de diversité et de changement, et dépense une grande part de son temps et de son énergie à explorer toutes les pistes sur son chemin. Elle fait preuve d'ouverture d'esprit, elle est sensuelle et elle recherche éperdument l'amour idéal. Son destin est guidé par l’Émotion. » (p. 89)
« Qamar (Alep [Syrie], 1997 - ...]
La Reine de Trèfle a la langue bien pendue, ce qui va souvent de pair avec un tempérament querelleur. Elle est impulsive, franche et obstinée, et fait savoir à autrui à quoi s'en tenir exactement. Quoi qu'elle fasse, elle ne peut échapper à son karma. Son destin est guidé par le Souvenir. » (p. 227)
L'histoire de ces femmes liées par la filiation est déterminée, subjuguée par la violence impitoyable de l'Histoire politique de la région : ce sont des victimes dont les vies croisent la mort violente, par le meurtre et le suicide ; mais ce ne sont pas des victimes innocentes : comme si la violence extérieure subie était condamnée à se convertir en violence intime infligée, chacune se trouvant dans l'incapacité de nouer des relations d'amour, de surmonter par le transgénérationnel la peine du trauma initial, au point que le potentiel de vindicte contre soi-même et contre ses proches les empêche de se soustraire à une terrible destinée de répétition.
Le parti pris de la narration, dans une démarche féministe et très moderne, consiste d'abord dans la réalisation de la « her-story » par rapport à la « his-story » : ainsi, les événements historiques qui touchent ces femmes dans cette aire géographique – le génocide arménien (1915), la guerre de Palestine de 1948, les guerres civiles au Liban et les occupations syriennes et israéliennes (1975-1990, 2006...), la guerre civile en Syrie (depuis 2011) avec une importance particulière accordée à Daech en 2015 – sont à peine rappelés, de l'unique point de vue de leurs répercussions sur les personnages féminins, c'est-à-dire comme cause de pertes, de migration forcée, de viol entre autres tragédies. Aussi, ce qui compte le plus dans l'économie de la narration, ce sont les amours inatteignables, les maternités refusées ou subies ou vécues incomplètement, dans la violence comme seule forme de relation et d'affect ; il en est de même vis-à-vis de la sororité. Dans ce cadre, les personnages masculins sont tous périphériques, insuffisants, inintéressants voire carrément négatifs.
L'omniprésence d'une souffrance insurmontable, la révélation progressive d'une intrigue implicite et implacable par rapport à laquelle les protagonistes n'ont aucune prise – jusqu'à la chute brutale qui entraîne la clôture de la boucle et l'interruption du cycle des générations, rend la lecture éprouvante ; ou peut-être est-ce simplement le nombre des martyrs d'une appartenance identitaire et confessionnelle involontaire et indépassable (même par le mariage). Pourtant, on admire l'habileté avec laquelle les informations sont fournies – cf. en particulier l'ordre non-générationnel de la présentation des personnages – et l'accélération du rythme vers la fin du roman. Il faut noter aussi les passages, imprimés en italiques et datés comme s'il s'agissait d'hypothétiques pages de journaux intimes, dans lesquels chaque protagoniste prend la parole à la première personne : ce sont des interludes caractérisés par un ton très lyrique et émotionnel.
Le principal défaut que j'ai trouvé au roman, c'est en somme d'avoir créé des personnages trop emblématiques, trop proches de la métaphore de la Dame du jeu de cartes présentée au début de chaque chapitre. Non qu'ils en perdent en réalisme, mais peut-être en profondeur et en complexité : chaque personnage, comme dans une pièce de théâtre ou dans un jeu de rôles, semble jouer la fonction impartie par sa carte.
Cit. :
1. « Pourquoi le suicide est-il autant condamné, considéré comme tabou ou comme preuve de faiblesse ? Ne fait-il pas un immense courage pour décider "qu'il est temps de partir" ? Il n'en faut certainement pas moins que pour choisir de "rester malgré tout". Les gens ont tendance à penser que ceux qui se donnent la mort le font dans un moment de folie ; qu'ils n'ont pas eu vraiment conscience de leur acte, ivres de désespoir. Mais le suicide est un acte de pleine conscience par excellence. On ne peut pas se tuer sans que sa conscience soit au moins complice de l'acte, si ce n'est son maître d’œuvre.
Continuer à vivre, c'est s'abandonner à une existence que nous n'avons pas pu choisir. Décider de mourir, c'est relever le défi. C'est refuser un autre fardeau imposé et revendiquer le pouvoir du choix dans une vie qui fondamentalement le refuse. » (pp. 163-164)
2. « Les guerres, au-dedans et au-dehors, continueraient de les lier éternellement, se développant et serpentant autour d'eux, entre eux, sous leurs pieds, au-dessus de leurs têtes et autour de leurs cous, telle la végétation sauvage de la forêt amazonienne.
Aucun lien n'est plus fort que la peine. Et aucun n'est plus volatile, plus convertible en aversion. À force de trop voir votre propre supplice dans le visage de l'autre, il est probable, il est inévitable, que vous finissiez par le haïr. Nous croyons que pour survivre il nous faut nous rappeler qui nous sommes, mais ce qu'il faut souvent, c'est l'oublier. Nous en émanciper. S'en défaire comme d'une peau ridée, ravinée, et repartir de zéro. » (pp. 205-206)
3. « "Mais je préfère le terme pansexuelle", expliqua-t-elle un jour à son ami Moodi. Elle avait vu dans la matinée sur son téléphone une vidéo YouTube dans laquelle une pop star se définissait ainsi. Pour quelqu'un qui ne cessait de critiquer la civilisation du XXIe siècle, Qamar était singulièrement accro aux technologies du XXIe siècle. De plus, comme nombre d'Arabes de sa génération, elle tirait la plupart de ses références culturelles de "l'Occident honni". Un pur produit de la télévision par satellite. Elle était, dans ce sens, une version civile de ce que représentait l'immonde Daech : des idées et des méthodes d'un autre âge propagées par des moyens de communication ultramodernes. Daech présentait une contradiction performative : ses prises de position réfutaient les conditions mêmes qui leur permettaient d'être émises et diffusées. » (pp. 231-232)
4. Ex Note aux lecteurs (postface de l'autrice) : « J'ai suffisamment d'honnêteté intellectuelle pour ne pas prétendre que le regard que je porte sur les conflits relatés dans cette œuvre est objectif. De toute façon, je ne crois pas en l'objectivité humaine ; et je n'ai pas un grand respect pour la notion de neutralité. J'ai écrit ce roman avec ma chair et mon sang, j'ai creusé le passé et le présent de mes ongles angoissés, et je suis trop directement impliquée dans ces quatre guerres [la Première Guerre mondiale et le génocide arménien, la guerre de Palestine de 1948, les guerres civiles au Liban et les occupations syriennes et israéliennes (1975-1990, 2006...), la guerre civile en Syrie (depuis 2011)] et leurs conséquences désastreuses pour pouvoir tenir une quelconque position "neutre". […] Si les idées politiques peuvent diverger, les souffrances individuelles restent les mêmes, quelles que soient les responsabilités dans chaque conflit et quelle qu'ait été sa cause et son évolution. Les victimes sont toutes les mêmes. Elles ne sont jamais victorieuses, même si elles appartiennent au camp qui a triomphé. Dans leurs miroirs elles voient les yeux des victimes du camp d'en face. Elles entendent leurs cris et savent que les larmes jaillissent des mêmes abîmes. Elles se doivent de supporter les pertes en silence, de garder en elles leurs douleurs ; une douleur qui les ronge petit à petit, comme une tumeur cancéreuse ou une possession démoniaque. Dans ces pages, j'ai voulu qu'elles libèrent leur parole comme une tempête déchaînée, et ce faisant j'ai pratiqué un double exorcisme : pour moi à travers leurs histoires, et pour elles à travers la mienne. » (pp. 268-269)
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