Au cours d'une journée de travail comme agente d'entretien dans les toilettes d'un centre commercial, Émilienne retrace en treize étapes le parcours tumultueux de sa vie d'insoumission, d'échecs, de rebondissements, « de nouveaux essais, de meilleurs échecs », une vie qui fait preuve d'une pugnacité étonnante à se relever de souffrances extraordinaires. Âgée entre soixante et soixante-dix ans, elle a surmonté la fugue de la « maison des morts » de son enfance, l'abandon et le suicide de son premier amour par l'errance et l'alcoolisme dans la rue, une vie en communauté d'artistes se soldant par un accouchement sous X suivi d'une migration trans-océanique, l'usure de la routine et de l'isolement prolétariens, les contraintes d'une brève expérience de la vie monacale, jusqu'à atteindre un certain équilibre au sein d'un centre de méditation bouddhiste, dans les bras d'un paysan en cavale, équilibre menacé cependant par la maladie... Cela, pour la partie romanesque du livre, où la narratrice alterne souvent la troisième personne au Je.
Mais, par un subtil jeu de concordances ou de renvois, les phases de la vie de la protagoniste s'alternent à une galerie de portraits féminins contemporains pris en instantané, de femmes en souffrance qui lui apparaissent à travers leur reflet dans le miroir des toilettes dont elle a la responsabilité, chacune desquelles, comme dans une série de nouvelles, relate un trait marquant de son vécu à la première personne, avec sa propre voix et son propre registre. Il y a donc en alternance avec :
Estelle – l'enfant maltraitée devant le photographe
Nedjma – la « beurette » anorexique et matheuse
Ekaterina – la prostituée biélorusse
Gaella – victime de la tyrannie des apparences
Iris – dominée par les hommes et la femme
Raphaëlle – la sculptrice à l'affût des corps
Aloïs – atteinte d'obésité pathologique
Juliette – la victime de violences conjugales
Sylvie – la mère débordée épouse abandonnée
Michèle – la vieille serveuse en lutte contre le travail dégradé
Mirna – la psychopathe qui a toujours soif
Nina – l'ancienne danseuse déçue.
Le chapitre conclusif intitulé « Nous », qui semble constitué de fragments omis, tus par les unes et les autres, précise la démarche féministe et profondément pessimiste de l'autrice : « Nous sommes toutes les autres. Les poupées de la nuit, l'envers noir du jour rouge. » (p. 215). Dans cette version contemporaine et féminine des _Caractères_ de La Bruyère, la féminité ne connaît aucune satisfaction, nul répit, point d'espoir, la condition de la femme actuelle n'est que souffrances et « fragilités », conjuguées de multiples manières, souvent en relation avec la sexualité et la maternité. Si le destin d'Émilienne est encore ouvert : « Encore une soirée à vivre./Encore un tour de manège./Encore. », l'éventualité du bonheur des autres femmes ne se situe que dans un « Alors » aussi indéterminé qu'improbable. À l'évidence, l'autrice, qui est psychologue, animatrice d'ateliers d'écriture auprès de publics en difficulté et cofondatrice du collectif « Penser le travail », nous livre ici un ouvrage beaucoup plus noir que ses trois premiers romans, publiés chez José Corti et qui nous ont tous émerveillés. J'ai aussi une préférence pour l'un ou pour l'autre de ces travaux plus anciens, et il m'a fallu du temps pour apercevoir, au fil des pages, les subtilités de la construction du livre, qui au début me paraissait moins achevé que les précédents, plus centré sur le personnage principal qui ne répondrait pas au contrat de vraisemblance romanesque s'il était, comme le suggère de façon fourvoyante la quatrième de couverture, l'inventeur des histoires des autres femmes. Mais à la réflexion, je suis persuadé désormais que c'est précisément la plus grande noirceur de ce roman-ci, son renoncement à toute forme de happy end qui, s'il le rend moins digeste, moins fictionnel car moins onirique, témoigne de la maturation de l'autrice, qui a beaucoup tardé à parvenir à se faire publier de nouveau.
Cit. :
1. « Il y aura toutes ces heures dans le foin ou dans sa petite chambre remplie de livres, le soir ou les après-midis brûlants d'été, il y aura ses mains qui m'arriment, sa bouche qui me cherche et ses yeux qui disent tout ce dont nous avons besoin. Il y aura la confiance en la bonté, en l'amour de l'autre, qui ont tenu mon cœur à bout de bras, quoi qu'il m'arrive par la suite. L'insolente chance qui nous modèle pour toujours.
Émilienne devient calme, elle ne répond plus à ses parents qui s'en inquiètent, mais quelle mouche la pique, qui redoutent son air rêveur et satisfait car ils se doutent bien que la petite cache quelque chose. Émilienne sait garder le secret, c'est son trésor à elle. Lui fait attention, il calcule ses jours de femme et retient son propre plaisir. Elle reste jeune fille, son ventre n'enfle pas et nul ne devine rien.
Émilienne rêve qu'ils partiront ensemble loin de ce bourg à commérages. Elle travaillera, elle est solide, et elle s'occupera de lui qui a toujours l'air un peu malheureux. Ce n'est pas grave, elle a de la force pour mille, elle suffira. Le soir, ils liront ensemble, ils sauteront sur les matelas, et ils feront danser leurs en bas qui y sont toujours prêts. Ils auront une maison aux fenêtres ouvertes, pleine de livres et d'instruments de musique, il lui apprendra le piano ils chanteront ensemble et ils pourront même... » (p. 27)
2. « Émilienne ne lâche pas son biberon, elle encaisse comme elle peut les moments où elle reprend conscience, elle réduit au maximum le temps inutile passé à ne pas boire. Émilienne arrache patiemment chaque herbe de vitalité qui lui reste, elle veut parvenir au rien. Émilienne flamboie dans son ivresse, elle tient des discours au vide, elle continue à s'agiter. Ça bataille, là-dedans, ça résiste, ça veut encore être là, mais Émilienne a des munitions. La substance comme la rue est plus forte que nous, à force de temps la dépendance s'installe à demeure et le cerveau capitule. Émilienne attend.
J'ai dix-huit ans et on fête pour moi. J'ai dû lâcher l'information au cours de l'une de mes diatribes enténébrées. C'est la première fois. Dans la maison morte on ne fêtait pas les anniversaires, il n'y avait rien de quoi quiconque puisse être fier, et nulle autre occasion de se réjouir que les dates du calendrier chrétien. Dans la rue il n'y a pas de gâteau. Mais il y a plus d'alcool que d'habitude, je ne sais pas comment ils ont fait. Et il y a leurs briquets, qu'ils rassemblent et que je souffle comme des bougies. Je me penche de côté pour vomir pendant qu'ils applaudissent et puis je continue à boire. Patiemment, méthodiquement, comme on enquille des médicaments. » (p. 60)
3. « Je suis comme ma mère. Je l'ai vécue aussi, l'horreur des journées de rien quand l'autre est parti. C'était un homme, à l'époque, c'était avant elle. Ne plus pouvoir se lever, la lumière qui blesse les yeux, la conviction que la douleur ne cessera plus. Je crois d'ailleurs qu'elle n'a pas cessé. Le cœur ne cicatrise pas, c'est juste qu'on regarde ailleurs. J'ai beaucoup regardé. J'ai veillé à n'être plus jamais seule. Sites internet. Rencontres à l'aveugle. Fins de soirées alcoolisées. Sexe standard, gestes automatiques. J'ai jeté le maximum de corps entre lui et moi, sacs de farine me protégeant des tirs, jusqu'à la rencontrer, elle.
Elle qui ne répond toujours pas. C'est important pourtant, et c'est assez ironique que mes règles soient arrivées le jour où je lui ai envoyé ce message. Qui lui disait que je ne veux pas porter d'enfant. Que je renonce à l'insémination. Je ne veux pas endurer davantage de biologique. J'en ai déjà assez. […]
[…]
Il n'a même pas été question qu'elle porte l'enfant, elle. J'ai laissé s'installer exactement les mêmes mécanismes qu'avec un homme. J'en suis certaine, j'en ai eu beaucoup, je peux comparer. Moi clouée à la matière, donc à la mort. Le ménage. La cuisine. Le sang. Elle dans les limbes, elle immortelle. On dit qu'en amour il y en a un qui souffre et un qui s'ennuie. Ce n'est pas vrai. Il y en a un qui a peur. Peur qu'elle me quitte, peur d'être à nouveau seule, je n'ai rien à moi, toutes mes pensées, mes émotions, sont installées chez elle. Ce n'est pas raisonnable, je sais. Je fais de mon mieux et je fais mieux que ma mère, j'arrive tout de même à fonctionner. À travailler. Oui, un qui a peur et l'autre qui le sait. Dès lors, celui qui le sait fait ce qu'il veut. Joue. Teste. Recule. Échappe. Elle m'a toujours échappé, elle m'est un flou incompréhensible et c'est sans doute pour ça que je l'aime encore. Je cours derrière. Les femmes aussi aiment chasser. » (pp. 86-88)
4. « Le sentiment amoureux ne m'est pas, ne m'a jamais été agréable. Ils vécurent heureux... Mensonge des contes et des romans. Adolescente, mes amours tenaient de l'angoisse, cœur broyé espérant croiser un instant le garçon qui ne me voyait pas. Déception, chaque jour tristesse et solitude, un éclat de joie de temps en temps, il m'a souri !, mais au regard de la souffrance quotidienne, si peu. De même aujourd'hui je me sens plus forte avec Giuseppe, pleine de projets, d'élans, et plus faible en même temps, vulnérable, appréhendant déjà le chagrin à venir, s'il n'était plus là. Quand il ne sera plus là. Et puis quand on a trouvé quelqu'un on ne peut plus rêver à tous les autres, l'immense espace des possibles disparaît, la rencontre n'est plus à venir elle a déjà eu lieu, à quoi rêver alors ? J'ai cherché toute ma vie un homme comme lui. Depuis qu'il est là j'ai perdu ma quête. Et maintenant, quoi ? C'est triste, à quel point on n'est jamais content. » (pp. 109-110)
5. « J'ai cru que je n'y arriverais jamais. J'ai été enceinte trois fois avant, et trois fois le bébé est parti. Pierre disait que c'était ma faute, que je ne me nourrissais pas correctement, que je ne voulais pas vraiment d'enfants, sinon je ne me promènerais pas comme une pute dans les couloirs du cabinet médical de la galerie, à chaque retour d'hôpital c'était pareil, je pleurais, je m'excusais, et lui il buvait, il était furieux, il avait raison, pourquoi les bébés ne voulaient pas rester dans mon ventre, est-ce que j'étais capable d'être une mère, qu'est-ce que je faisais de travers ? Après il disait, on va s'y remettre, je veux une vraie femme, je veux une famille, je veux un bébé et je veux que tu t'en occupes à la maison, et il m'entraînait dans la chambre, moi je n'avais pas envie je saignais encore j'avais mal mais... Il faut faire des efforts pour qu'un couple marche, n'est-ce pas ? Il me forçait, entre mari et femme c'est normal, je lui ai dit oui à la mairie une fois pour toutes. Même si je n'avais pas la tête à ça, avec tous les gens autour qui disaient quand est-ce que vous nous faites un bébé, avec mes parents qui s'inquiétaient, avec les médecins au cabinet qui continuaient à me toucher, comme ça en passant, en me demandant leur café, en me donnant leurs rapports à taper, avec mon ventre vide, avec la peur monstrueuse de la stérilité. Mais il faut être patient, n'est-ce pas ? J'ai pris des traitements. Pierre a refusé, il disait dans ma famille on est sains, c'est vous la sale engeance, ton père malade, fais ce qu'il faut et ne m'embête pas, et il avait raison. » (p. 141)
6. « J'ai quarante-cinq ans et il y a peu de chances que mon corps puisse encore enfanter. Je n'en ai pas envie, mais bientôt je n'aurai plus le choix. Comme un gâteau qu'on a longtemps dédaigné et auquel on s'intéresse parce qu'on vous le retire sous le nez. Les enfants sont comme ça. S'ils laissent de côté un jouet mais qu'un petit camarade le prend, tout à coup ils le veulent, ils se le disputent et ils crient. Émilienne est restée une enfant. Émilienne n'a jamais grandi.
Est-ce que si j'avais eu un enfant, ça aurait changé quelque chose ? Est-ce que tout ce temps passé avec lui, tout ce temps patient à en prendre soin, à lui parler, à tenter d'en faire quelqu'un de bien, m'aurait un peu décentrée de ce moi-même indécrottable, tyrannique et harassant ? Est-ce que ça aurait compté pour quelque chose ? Est-ce que je serais heureuse, maintenant, sur mes vieux jours, de savoir qu'il y a quelqu'un pour me soigner à mon tour et m'écouter radoter ? Est-ce que ma fille, quelque part, a cherché à me retrouver ?
Reviens, respire. Ne conjecture pas. Il n'y a que du chagrin au bout, et tu en as déjà assez. » (pp. 153-154)
7. « Mon corps sans doute qui ne lui convenait plus, avec les accouchements ce n'est pas facile, il y a des choses qui ne reviennent pas, même avec le sport, les seins qui sont tombés, le ventre toujours un peu mou, la rétention d'eau. Et puis le point du mari, évidemment. Ils me l'ont fait à l'accouchement du dernier, je n'ai pas réalisé tout de suite, mais quand nous avons recommencé à faire l'amour, je ne reconnaissais pas mes sensations, Éric me faisait mal, pourtant il est très doux mais... C'était un calvaire chaque fois, il se renfrognait, ne comprenait pas ce qui m'arrivait, moi non plus. Heureusement il y a internet, les forums, et j'ai pris rendez-vous avec l'obstétricien de l'hôpital pour vérifier, c'était bien ça, alors que je n'avais rien demandé il m'avait recousue un peu plus serré, pour retrouver mon intérieur de jeune fille il a dit, le point du mari, pour que mon mari soit content. Et quand j'ai répondu que je ne pouvais plus faire l'amour correctement, que ça faisait trop mal, il a éclaté de rire en disant que j'exagérais, et que si vraiment ça n'allait pas je n'avais qu'à en faire un autre, d'enfant, qu'on rafistolerait ça comme je voudrais, mais que je n'aille pas me plaindre si mon mari allait voir ailleurs, les femmes ne sont jamais contentes. » (pp. 160-161)
8. « "Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais."
Non.
J'ai regardé au dos du livre. Savoir qui pouvait inventer pareils mensonges. C'est l'art. Comme le ballet. Qui nous fait croire qu'on peut toucher le ciel avant de nous casser en deux.
C'était vrai. Pas un roman. Une lettre d'amour. D'un philosophe. À sa femme.
Le dos du livre dit qu'ensuite ils se sont suicidés ensemble.
Non.
Je suis venue aux toilettes pour me rafraîchir.
Pour respirer. Huit. Quatre. Huit. Quatre.
Je n'ai pas besoin de ça.
Je ne veux pas savoir que ça existe.
J'ai ce qu'il me reste de ma vie.
J'ai ma discipline. Je continue à m'entraîner tous les matins.
[…]
"Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans".
J'ai tout ça et je n'ai donc pas à supporter la lettre d'un homme amoureux de la même femme toute sa vie. D'un homme qui la trouve encore belle alors que c'est une vieille dame, alors qu'elle va mourir.
Cela n'existe pas.
Je n'ai été qu'un corps. Utilisée comme tel. Jamais pour le cœur ou pour l'esprit.
[…]
"Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable."
Je devrais laisser le livre ici. Peut-être le mettre à la poubelle. Ce n'est pas la peine qu'il blesse encore quelqu'un. Qu'il aille dire à une autre femme innocente qui passerait rapidement aux toilettes : tu t'es entièrement trompée. Il y avait autre chose. Il y avait la possibilité d'être aimée. D'aimer. Tu t'es obstinée dans une voie de malheur et de solitude.
[…]
"Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais."
Un chat qui mourra seul.
Je vais avoir soixante-douze ans. » (pp. 204, 207, 208, 209)
9. « Mon utérus. C'est ce qu'on appelle de l'ironie. Mon utérus a fabriqué un enfant que je n'ai pas été capable d'élever. Est-ce que je suis punie ? Par où ai-je péché ? Conneries, a dit le paysan. Il y a des enfants qui meurent du cancer. Eux alors, ils seraient coupables de quoi ? D'accord. Mais en ce cas. Est-ce que j'ai... Est-ce que laisser ma fille a... a trop meurtri mon corps ? Est-ce que la douleur a débordé de mon cœur pour se répandre en bas ? Utérus, s'est déclaré zone morte ? Et souhaite transmettre le message à l'ensemble de mes tissus ? Ça suffit les gars, on arrête tout on ne joue plus ?
Oui, Émilienne se relève toujours. Mais il y a des dommages collatéraux. Savoir s'ils sont irréversibles. Savoir si elle a encore du temps, si elle peut continuer. Oui, Émilienne a passé sa vie à se tromper. Moi, je n'ai jamais rien appris. Est-ce vraiment si grave ? Qui est sûr d'avoir pris es bonnes décisions ? » (p. 211)
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