Je présume que depuis Plutarque au moins, tout auteur.trice qui s'attelle à compiler des biographies « parallèles » tend à mettre en évidence d'abord et surtout les similitudes entre ses protagonistes, et peut-être aussi les aspects de leur caractère dont il/elle se sent proche ou attiré.e par souhait d'identification... J'avoue que je ne connaissais aucune des six aviatrices – Adrienne Bolland, Beryl Markham, Hélène Boucher, Maryse Bastié, Bessie Coleman, Maryse Hilsz – dont la vie est ici reportée, alors que les noms de Mermoz, de Blériot et de Saint-Exupéry – et certains exploits de ce dernier qu'il décrit dans ses ouvrages autobiographiques – ne m'étaient pas inconnus. La circonstance de l'oubli relatif de ces pionnières de l'aviation pour cause de genre, toutes quasi contemporaines, toutes ayant contribué exceptionnellement à l'essor de discipline et à l'amélioration des appareils durant les Années folles de l'entre-deux-guerres, n'a en soi rien d’extraordinaire dans le scandale habituel du sexisme. Mais ce qui est plus surprenant, sans rien ôter à la fulgurance de leurs parcours spécifiques ni aux records que chacune a établis, c'est qu'apparemment « l'époque héroïque de l'aviation » a compté environ une centaine de noms de femmes, dont peut-être la plus célèbre, Amelia Earhart, ne figure pas parmi celles qui ont été retenues dans ce livre.
J'émets donc deux suppositions qui se rejoignent peut-être. Que ces années Trente, caractérisées par ailleurs par la vivacité des premiers mouvements d'émancipation féministe, ont marqué une convergence des aspirations, des luttes mais aussi des résultats, des triomphes de ces femmes entre leur émancipation propre par le biais d'une activité très périlleuse et réputée particulièrement inaccessible comme l'aviation naissante, d'un côté, et le mouvement collectif qui, tout en recherchant des avancées pour toutes, en particulier le droit de vote, s'illustrait et s'appuyait sur les emblèmes des victoires individuelles, de l'autre. Deuxième supposition : que les portraits retenus concernent des femmes dont, parmi les plusieurs traits de caractère communs, figure l'engagement militant (et particulièrement féministe) par-delà l'ambition privée.
En vérité, plusieurs autres sont les similitudes : une « indocilité » précoce, souvent liée à la nécessité d'assumer des responsabilités et une maturité prématurées ; l'acceptation de sacrifices et de dangers supérieurs à la norme sociale, y compris par rapport à la mort – celle d'un proche ayant été souvent vécue dès l'enfance – ; une grande subversion des stéréotype de genre et en particulier dans les relations de couple et dans la parentalité ; et bien sûr des engagements multiples : politiques – cf. les Françaises patriotes et souvent engagées dans la Résistance, et l'Américaine Bessie Coleman dans l'antiracisme, outre que féministes. Il apparaît aussi un goût prononcé pour l'aventure, pour le défi de soi, mais ce dernier était sans douté lié aussi à la nécessité de trouver des moyens de financement d'une activité très onéreuse et irrégulièrement voire exceptionnellement rémunératrice, surtout pour les femmes. Là j'avance, d'un point de vue matérialiste, une troisième hypothèse mienne, en rapport avec une spécificité de l'époque : l'essor des médias de masse, et pour les régimes fascistes naissants, le soutien étatique de l'aviation et d'une industrie d'abord militaire chevillées à ceux-ci, assurent la disponibilité de ressources nouvelles, conséquentes, mais à condition que les protagonistes se conforment à un nouveau marché de l'information capable de rémunérer l'exploit, le record, la présence féminine, et sans doute aussi certains aspects cancaniers de la vie de ces femmes, dûment mis en exergue par l'ancêtre naissant de la presse « people »...
Cit. :
1. [Adrienne Bolland] « - […] Vous faites partie de ces casse-pieds qui veulent m'avertir que je vais finir au fond d'un ravin ? Merci de votre sollicitude mais je suis déjà au courant, figurez-vous !
Elle s'apprête à refermer la porte, mais l'inconnue la supplie :
- Attendez, s'il vous plaît, vous vous trompez ; je viens vous dire le contraire : si vous suivez mes conseils, vous réussirez.
Adrienne dévisage avec perplexité cette étrange Marie Ignarte ; elle hésite. Elle aimerait l'éconduire pour avoir la paix mais sa gentillesse naturelle reprend le dessus.
- Bon, entrez ; je vous laisse trois minutes pour me raconter ce que vous avez à me dire.
[…]
Sans s'émouvoir du ton abrupte d'Adrienne, l'inconnue s'assoit et lui fait un récit absolument inconcevable : celui de sa future tentative. D'une voix douce, irréelle, elle le déroule comme un véritable plan de vol :
"Tout ira bien dans les premières heures, dit-elle. Ce sera difficile mais vous y arriverez. C'est après que tout se jouera. Il faudra faire un choix crucial au moment où vous vous trouverez au fond d'une vallée : on l'appelle 'la vallée souriante'. Là, vous apercevrez un lac de la couleur et de la forme d'une huître – vous ne pourrez pas vous tromper. Les montagnes de part et d'autre de cette vallée seront trop hautes pour que votre avion puisse les franchir. Vous serez tentée d'aller vers la droite, là où vous découvrirez une ouverture. Surtout n'en faites rien. C'est à gauche, là où la montagne semble présenter un mur impénétrable qu'il faudra aller. En vous approchant des parois, vous finirez par trouver une brèche. C'est par là que vous sortirez des Andes."
Loin de prendre ce récit pour une révélation, Adrienne, qui n'est pas superstitieuse, s'en amuse :
- Vous êtes une sorte de voyante, alors ? plaisante-t-elle.
- Plutôt une médium, répond la jeune femme avec un geste d'humilité. J'appartiens au cercle spirite Jeanne-d'Arc. » (pp. 43-45)
2. [Beryl Markham] « C'est alors que le moteur s'éteint pour de bon.
Cette fois, c'est vraiment fini. En bas s'étend à perte de vue une étrange mer boueuse où se dressent de grands rochers noirs. Le 'Messenger' pique vers eux à toute vitesse, le vent sifflant dans ses ailes. Beryl cherche désespérément un endroit où se poser, fait ce qu'elle peut pour redresser son appareil et retarder l'approche du sol, y parvient à peu près, et se crashe dans un marécage. […] "J'ai échoué, se lamente-t-elle, j'ai échoué !"
Les secours arrivent. En quelques heures Beryl devient une personnalité de renommée mondiale. À New York, où on l'emmène sans attendre, une foule de cinq mille personne l'acclame. Partout on la traite en héroïne. Son exploit est l'objet d'une immense liesse populaire. […]
Cependant, elle a du mal à comprendre cet enthousiasme. Elle est bien la première femme à avoir traversé l'Atlantique dans son sens le plus difficile, elle a effectivement accompli ce périlleux voyage en un temps record – seulement vingt et une heure et vingt-cinq minutes – mais pour elle, seul New York comptait. À ses yeux, les demi-victoires n'en sont pas.
D'ailleurs, son pays natal accueille son coup d'éclat avec moins d'enthousiasme. » (pp. 112-113)
3. [Hélène Boucher] « Le lendemain, la France entière est en émoi. Les parents d'Hélène sont effondrés. Plus rien, jamais, ne sera comme avant. Un hommage national est décidé pour leur fille, et Christian du Jonchay, directeur des vols pour Caudron-Renault, a obtenu qu'on ouvre les Invalides pour Hélène. Elle qui, en cas de guerre, voulait être intégrée à une escadrille de chasse, voit son cercueil déposé au cœur de la chapelle de Napoléon – réservée jusqu'alors aux funérailles d'officiers. Elle est la première femme de France à bénéficier d'un tel honneur. Devant le catafalque, des dizaines de pilotes et mécaniciens, pourtant familiers de la mort, viennent pleurer comme des enfants. Les aviatrices Madeleine Charnaux et Maryse Bastié se relaient pour veiller la dépouille de leur camarade. Seule note discordante : une autre grande pilote, ennemie déclarée d'Hélène, passe, l’œil presque réjoui, s'assurer de la bonne nouvelle : sa rivale ne lui fera plus jamais d'ombre. » (p. 167)
4. [Maryse Bastié] « La vie ne l'a pas épargnée, l'âge avance, et elle se consacre à ce qui lui semble juste. Les "Ailes brisées", d'abord, cette association qui célèbre la mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour l'aviation et apporte un soutien moral et financier aux familles amputées de leurs proches ; la cause des femmes ensuite : en 1933, elle signe au nom des aviatrices l'appel de l'Union française en faveur du droit de vote des femmes. Peu après, elle s'engage avec Adrienne Bolland et Hélène Boucher dans l'association "La Femme Nouvelle" qu'a fondée l'emblématique journaliste militante Louise Weiss. Maryse, qui n'a jamais compté que sur ses propres forces pour choisir son destin, se reconnaît dans cette phrase d'une manifestante rapportée par le journal 'l'Excelsior' dans son édition du 10 février 1933 : "Nous voulons bien payer des impôts, mais nous voulons pouvoir élire les députés qui les votent." » (pp. 213-214)
5. [Bessie Coleman] « Des milliers de personnes lui rendent hommage lors de ses funérailles. Mais autre chose marque les esprits : cet accident aérien est le premier à concerner deux personnes à la couleur de peau différente. Pilote noire et mécanicien blanc sont montés dans le même avion sans se soucier des lois ségrégationnistes. […]
En 1929, le Bessie Coleman Aero Club, première école de pilotage dédiée aux Afro-Américains voit le jour à Los Angeles. Bessie n'avait pu réaliser ce rêve de son vivant, un autre l'a fait à sa place : le lieutenant pilote noir William Powell. Dans un livre qu'il publiera en 1934, _Black Wings_, il écrira que la grande aviatrice a aidé les Noirs à surmonter quelque chose de pire encore que les barrières raciales : leurs propres barrières intérieures. "Grâce à elle, nous avons osé rêver."
[…]
Le 12 septembre 1992, une jeune Américaine prend place à bord de la navette spatiale 'Endeavour'. Cette Américaine est ravissante malgré sa combinaison orange bouffante et son casque de verre. Ses cheveux sont coupés court et sa peau noire est légèrement cuivrée. Elle s'appelle Mae Jemison et a grandi à Chicago.
Pour cette mission de huit jours, la première femme astronaute noire de l'histoire emporte quelques porte-bonheur. Parmi eux, la photo d'une petite femme noire vêtue d'un uniforme à l'allure militaire et posant devant l'hélice d'un avion ancien. Mae Jemison a découvert tardivement l'existence de Bessie Coleman – ce qu'elle regrette : "J'aurais aimé l'avoir connue pendant que je grandissais, mais je pense qu'elle était là, avec moi, tout le temps." » (pp. 263-265)
6. [Maryse Hilsz] « "Merde ! Une panne d'allumage", peste Maryse sans trop paniquer. […]
Le Morane touche le sol, roule et s'arrête de lui-même. Il était moins une... Maryse est saine et sauve, l'avion intact. Elle saute hors du cockpit et découvre avec stupéfaction qu'elle vient de ravager un champ de tulipes – fleurs emblématiques des Pays-Bas. Les dégâts sont considérables. Le propriétaire des lieux, alerté par le bruit de l'avion fauchant sa future récolte, ne tarde pas à surgir. Contemplant le désastre, il exige d'être remboursé sans attendre : "Si vous ne me payez pas, hurle-t-il, je vous fais envoyer en prison, vous m'entendez ?"
Mais soudain, il réalise qu'il a affaire à une femme ; et qu'elle ne manque pas d'attraits. Il change aussitôt d'attitude et fait à Maryse la plus déconcertante proposition qu'elle ait jamais entendue :
"On pourrait s'entendre : vous ne me payez rien, mais vous travaillez pour moi gratuitement pendant deux ans. Vous serez nourrie, blanchie et couchée."
L'homme insiste sur le mot "couchée". Maryse éclate de rire. Cette proposition indécente n'est ni la première ni la dernière qu'elle entendra au cours de sa carrière... Elle sait se défendre : "Je préfère encore la prison", lance-t-elle au malotru. » (pp. 281-282)
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