Pendant onze jours, durant un séjour à New York chez un couple d'amis homosexuels qui lui font office de parents de substitution, un jeune Parisien d'environ trente ans entreprend de se sevrer d'une addiction à un stupéfiant non précisé - « le Produit » éponyme -, par le truchement de l'écriture d'un texte, mi-journal, mi-support de réflexions « méta- » sur sa poétique, c'est-à-dire sur la manière dont cette écriture ininterrompue peut s'avérer la plus efficace pour arrêter la consommation. Contrairement à ce qui me paraissait une attente légitime de lecteur plutôt intéressé par les stupéfiants, une part très mineure du livre consiste en la description de l'addiction et/ou du sevrage et/ou des effets thérapeutiques de l'écriture. En revanche, il m'a semblé que la préoccupation principale de l'auteur, dans la création de ce premier roman, était de stipuler les clauses du contrat littéraire par rapport à la dialectique entre conditions de l'autobiographisme et fiction romanesque : par exemple, par la recherche d'un équilibre entre le flux de conscience – agrémenté des innovations stylistiques et graphiques d'une écriture contemporaine – et narration à la première personne. Souvent ces considérations poétiques sont exprimées, de même que sont indiqués comme tels les fragments explicitement fictionnels, les remaniements en vue de plus d'authenticité, et naturellement la précision pédante des jours et des heures d'écriture (typique du journal intime) : quatre procédés qui ont pour effet, naturellement, de renforcer l'impression de réalisme de l'ensemble.
Hormis ces nombreuses pages de mise en abîme, un certain nombre d'informations biographiques du narrateur sont distillés avec parcimonie, pour garder vive la dynamique du récit : ainsi la circonstance du décès récent de la mère du narrateur, le souvenir de ses anciens troubles alimentaires de l'adolescence, sa pratique de l'écriture littéraire de longue date. Si les deux hôtes américains, nommées Ch. et Ar., sont très peu incarnés, la profession de photographe de ce dernier possède une certaine importance dans l'histoire, et vers la moitié du livre l'on lit un épisode de tension relationnelle avec le narrateur qui fournit quelques indices sur la nature des sentiments réciproques. Par contre, il semblent n'avoir aucun rôle dans le sevrage du protagoniste – à part de l'avoir invité chez eux, comme ils le font depuis plus de quinze ans – et malgré qu'il soit mentionné qu'Ar. avait été lui aussi addict. Il y a dans le livre également quelques passages érotiques, mais ils m'ont paru les moins solidement mis en relation avec le corps du récit, presque comme s'il s'agissait de simple remplissage, surtout à la fin (pp. 182-186).
Je ne tomberai pas dans le piège – insoluble – de juger de l'efficacité du texte c-à-d de sa vraisemblance en tant qu'hypothétique autobiographie. Un jugement esthétique sur le style relèverait lui aussi fatalement de cette même aporie. Ma relative déception, j'insiste, ne vient que de mes propres attentes et ne veut donc en aucun cas prendre en compte les qualités objectives du texte, ni influer sur les goûts de quiconque y cherche et trouve autre chose.
Cit. :
1. « C'est là que j'ai commencé à me sentir particulièrement mal. Mes jambes se sont "coupées" d'un coup et j'ai eu une peur extrême de tomber en même temps qu'une autre peur extrême de me jeter par-dessus la rambarde de ma propre volonté. Je voulais reculer mais je n'arrivais pas à bouger. Je fixais le trottoir, six étages au-dessous et je fixais les voitures et les passants et les voitures et me disais que j'allais sauter ou que quelqu'un derrière moi était déjà en train de me foncer dessus pour me pousser. J'ai accroché la balustrade. J'ai levé mes yeux sur les toits en m'obligeant à respirer. Je n'y arrivais pas du tout. Je pensais que j'avais déjà eu cinq ou six crises d'angoisse aujourd'hui (la première au réveil) et au moins trois fois le manque du PRODUIT & que l'addiction devenait insupportable à sevrer. Je me suis dit que la vie était une pute. La vie est une pute, balance-toi. Jette-toi et dans une dizaine de secondes tout va s'arrêter je pensais ; la vie est une pute. Moi je suis une merde et la vie, ma vie (et celle des autres???) est une sale pute qui ne transige avec et sur rien. Pas de chance. Pas de hasard. Pas d'espoir. Pas de concept. Pas d'idées. Une crampe dans mes jambes. Mes dents serrées. Les gens qui parlent et que je n'entends pas. Et l'horreur, l'horreur : communiquer. Dire. Raconter. Expliquer. Faire. Former. Informer. Répéter. Se répéter et répéter ce qui se répète et se répète et se répète et se répète et se répète, et se répète, etc. » (pp. 86-87)
2. « Hier après-midi, je me suis mis en tête qu'il devait se passer des "choses" dans le roman (car j'avais décidé comme ça d'un coup & de manière radicale que ÇA DEVAIT, ÇA DEVAIT ABSOLUMENT ÊTRE UN ROMAN.) À mon avis j'ai décidé cela principalement par peur de la qualité d'ensemble de ce qui est en train de s'écrire et avec l'idée qu'il devenait impératif – catégoriquement impératif – d'inventer des twists narratifs afin que le "lecteur" s'identifie davantage au "narrateur" et/ou ne s'ennuie pas. Il devait y avoir autre chose... quelque chose de plus que la seule matière issue de mon conflit intime que procure mon sevrage ou bien du fait d'avoir à vivre seul avec moi-même et sans MON PRODUIT dorénavant. Évidemment c'était une orientation catastrophique par rapport à ce que je fais depuis mon arrivée à New York en écrivant sur LA RUPTURE réelle AVEC mon PRODUIT mais sur le moment j'étais très euphorique (signe annonciateur de la dépression) et il était trop tard (psychologiquement trop tard) lorsque j'ai mesuré la toxicité d'une fictionnalisation du texte que je RÉALISE ici. TROP TARD : ce qui veut dire (parce que je me connais et que j'aurais beaucoup d'exemples à donner sur ce sujet-là) que cela m'avait plongé dans un état de peur panique interne qui se corrèle toujours à une perte radicale de jugement dont le résultat produit un enchaînement d'actes insensés à répétition infinie.
Il est clair que l'origine de mon angoisse vient entièrement de cette volonté de "raconter une histoire" totalement séparée de moi, de créer des éléments fictionnels et d'inventer des péripéties qui seraient arrivées au narrateur alors que jusqu'ici, l'enjeu était justement de tout faire sauf de m'éloigner de ces instants vécus physiquement et traversés physiologiquement et projetés psychologiquement pour ÉCRIRE et ne plus toucher au PRODUIT mais écrire pour m'en libérer et écrire écrire écrire coûte que coûte pour vivre et survivre et me retrouver & ne plus baver la nuit et le matin et... et... et... » (pp. 113-114)
3. « (18 h 35)
Cette fois je marcherai dans les rues là-bas comme à travers celles d'ici ; avec des parents aimants à New York qui ne sont pas les miens ou ne l'étaient pas en tout cas au MOMENT où je suis né ; avec une mère absente et morte, qui intellectuellement m'aimait ; avec un père narrant l'événement qui pourrait/aurait pu/pourra très bien... avec une belle-mère qui... parfois tout, parfois le contraire, parfois viens je t'emmène à NY et ça m'a sauvé ; avec mes frères, les oncles, les tantes, des cousins, cousines, amis, amies... Je serai tout ça, tout ce qui ne m'aura finalement jamais détruit. Je ne reconsommerai pas car il y a une chose, quelque chose de tenace. Il y a ces idées que je n'ai jamais eues qui me réveillent et me transforment physiquement. Il s'agit d'une perception réorientée. Des sentiments que je n'analyse pas. Un élan d'écriture et de vues nouvelles. De grandes, de très grandes intuitions. J'écris. J'écris. J'écris. Je ne reconsommerai pas. J'écris.
Il faut que ce soit vrai. » (pp. 165-166)
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