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[Non-lieu | Christiane de Beaurepaire]
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Posté: Mer 24 Avr 2024 15:52
MessageSujet du message: [Non-lieu | Christiane de Beaurepaire]
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Après quinze années d'exercice de la psychiatrie en milieu carcéral, à Fresnes, l'autrice livre ici un « recueil d'impressions, un carnet de croquis, une méditation » : ni récit, ni témoignage, ni documentaire. Pourtant deux constats et une thèse s'en dégagent : une part exorbitante des détenus souffre de psychopathologies lourdes (dont la schizophrénie), qui devraient être soignées dans des hôpitaux et non punies en prison, d'autant que cette institution, par sa nature même de lieu d'exclusion et d'enfermement, ne fait qu'aggraver ces pathologies. Deuxième constat : il existe une corrélation très forte entre trois éléments : la pauvreté-exclusion sociale, les psychopathologies-addictions toxicomaniaques et la criminalité. La thèse : la présente situation dérive de la dégradation des politiques sociales et sanitaires, respectivement le choix économique de ne pas s'attaquer aux inégalités de revenus, ainsi que le désinvestissement des soins psychiatriques hospitaliers au profit de la psychiatrie en prison – la prise en charge d'un psychotique en détention coûtant six fois moins cher qu'un suivi médical en « milieu ouvert » – choix justifiés par le « populisme pénal », idéologie culminant dans la création de « centres de rétention de sûreté » nés du principe de précaution, fondée sur la répression, avant même les délits, des classes défavorisées elles-mêmes ainsi que sur la pénalisation de la maladie mentale (et en particulier de la toxicomanie), quitte à assister à une sensible augmentation de la petite et moyenne criminalité ainsi que de la population carcérale.
En somme, l'heure n'est plus, contrairement au XIXe siècle du Dr. Blanche, à se questionner sur la responsabilité notamment pénale du psychotique, mais à faire en sorte que le système pénitentiaire enferme les « inadaptés », à l'instar des asiles de l'Ancien Régime, avec les étrangers sans-papiers en surcroît, conformément à une politique pénale de plus en plus répressive, qui rassure et flatte l'opinion. Pis, si la psychiatrie en prison est née en 1945 de deux humanistes – le directeur de l'administration pénitentiaire M. Amor et le Dr. Hivert – à l'évidence non sans une grande sensibilité (et peut-être des sentiments de culpabilité) à l'égard des horreurs récentes et en cours provoquées par l'enfermement perpétré par les totalitarismes nazi et stalinien, elle est devenue au fil du temps, outre qu'un succédané bon marché des soins médicaux, un système d'élimination des sujets « dangereux », y compris par voie préventive : en somme, le contraire exact de ce pour quoi elle avait été créée.
Le livre se structure comme s'il reproduisait le cheminement de la psychiatre ou celui d'un détenu au sein de l'institution carcérale. La première partie, « Les "hébergés" », commence par la description de l'hôpital pénitentiaire, de la maison d'arrêt, et l'autrice se questionne sur sa posture professionnelle tout en découvrant « les arrivants ». La deuxième partie, « Le psychiatre et le prisonnier », s'ouvre en décrivant les caractères de certains professionnels (infirmiers, gardiens, directeurs, consœurs...), se poursuit par une évocation de la genèse de la prise en charge psychiatrique en prison, décrit les différents soins qui y sont dispensés et leurs modalités difficiles ; elle se poursuit par une étude de six cas de patients et d'autres récits et réflexions sur des expériences vécues durant la détention de malades. La troisième partie, « Après la prison », se penche sur « les sortants » avec des données d'études sur les effets de la détention et les conditions souvent catastrophiques des libérés, dont nombreux se suicident aussitôt ; est traitée ensuite la « consultation externe » - souvent une obligation de soins jointe à un aménagement de peine – par une autre série de six récits de cas ; enfin il est question de phénomène très fréquent de la récidive : chap. intitulé « Les revenants », dits aussi « les indécrottables », c-à-d. ceux pour qui la réinsertion semble être totalement impossible et la fatalité d'un nouvel emprisonnement un pis-aller voire un soulagement. En conclusion, une quatrième partie en deux chapitres se questionne sur « La prison : paradoxe ou nécessité ? » : cette section, très engagée dans une polémique acérée contre la politique pénale actuelle – depuis la parution de l'ouvrage, je crois que la peine-plancher a été supprimée – qui est qualifiée de populisme pénal. La démonstration de la thèse, ainsi que les récits de cas laissent la place à une verve critique dont on apprécie le fond même si la forme semble surtout dictée par l'acrimonie et la colère...



Cit. :


1. « Quel pouvait être mon travail dans un lieu pareil ? L'urgence, c'était pour moi de reconstituer l'unité "symbolique" décomposée, allez, déconstruite, des malades. Et qu'au fond, dans un lieu pareil, la psychiatrie de liaison portait à la lettre son nom. Le traitement des patients, c'était d'abord leur restauration, qui avait un préalable, recoudre les morceaux épars, un travail de couturière. À la condition que des liens s'instaurent entre les différents gérants des morceaux en question.
La reconstruction identitaire du malade dépendait donc pour commencer de l'existence et de la qualité des liens formés entre les différents corps professionnels. J'ai conservé cette conception, souvent contestée et combattue par mes collègues, même si elle semble plus souvent partagée par l'ensemble des intervenants en prison.
[…]
Et les soignants, infirmiers et médecins, qui refusaient d'en savoir plus sur leur malade, sur son délit bien sûr. Car c'est bien ce qui est au cœur de la pensée de chacun, l'intéressé compris. C'est ce qui rassemble, sinon réunit, intervenants et malades prisonniers. Et c'est exactement ce qu'il faut ignorer, et taire a fortiori. » (pp. 28-29)

2. « On pose depuis deux cents ans la question de l’œuf et la poule, paradoxe d'école, à propos des troubles mentaux des prisonniers. Sont-ils malades avant l'incarcération, ce qui implique un lien entre trouble mental et délit et pose, pour tout un chacun, avec la question de la responsabilité pénale, le problème de l'incarcération des malades mentaux, ou bien l'incarcération est-elle pathogène ? Psychopathogène ? Il existe une troisième possibilité, elle concerne la question de la vulnérabilité psychologique des prisonniers, et leurs faibles ressources adaptatives face à la rigueur et aux contraintes de l'enfermement.
Ces différentes options se mêlent naturellement, mais chacune a ses implications propres. La première concerne à la lettre le slogan "soigner et punir", le "et" prenant désormais la place du "ou". Un problème philosophique, épistémologique et logique. » (p. 65)

3. « Alors commence le défilé. "Tu verras, les arrivants, c'est très intéressant." C'est exact, c'est vraiment très intéressant. Et si répétitif, si prévisible. Plongée imparable au tréfonds de la société.
Deux tiers de sans-domicile, un ou deux meurtriers, quelques agresseurs sexuels, deux tiers de poli-toxicomanes, deux tiers et demi d'alcooliques et, bien sûr, les schizophrènes du jour, assortis d'une injonction judiciaire d'hospitalisation psychiatrique dès leur arrivée en prison. Sans parler des sans-papiers, des irréguliers, autres délinquants donc.
L'un n'exclut pas l'autre, le schizophrène est souvent à la rue, il boit et prend du shit, parfois il a tué. Le sans-papiers est très souvent à la rue, il boit, prend du shit, et revient en prison pour la troisième fois au moins, peine doublée chaque fois, préférant le pire au retour aux origines. Le nombre des sans-papiers, de ceux dont on dit qu'ils sont en situation irrégulière, est un bon indicateur de l'air du temps, du politiquement correct et de la couleur du gouvernement. » (pp. 73-74)

4. « Il y a peu de femmes en prison. Il y a des meurtries pour la vie, des meurtries meurtrières, des rescapées d'enfers d'enfance. Quelquefois des escrocs, drôles souvent, pathétiques parfois. Et des gamines dont on pourrait dire, non pas que du lait leur sort encore du nez, mais que celui-ci reste enfariné par des poudres excitantes qui font voir la vie autrement. Le lait, on l'avait à coup sûr coupé d'eau ou parfumé au calva, comme au fond des campagnes normandes profondes.
Il y a aussi ces jeunes femmes des tropiques ou d'Amérique du Sud, on les appelle les mules. Les chiens de l'aéroport tout proche ont reniflé quelque chose. Les douaniers et la police connaissent le truc : elles cachent dans l'intimité de leur corps des paquets de drogue, ou elles les avalent, des petits sacs en plastique ronds et bourrés de précieux produit. Il arrive que l'acidité de l'estomac crève le sac, la drogue se déverse dans le corps, la mule meurt d'une improbable overdose. […]
Les petits de la mule, miséreux, l'attendent sous les tropiques, de l'autre côté de l'Atlantique Sud. Les pères, où sont-ils ? Une grand-mère d'on ne sait qui attend l'argent du voyage pour les nourrir. […] Il faudra aussi payer pour le produit : on dit "contrainte par corps" pour cette forme de remboursement. » (p. 102)

5. « Il y a donc les malades mentaux chanceux, qui trouvent une hospitalisation, peu importe comment, à la sortie de prison, et les autres, ceux qui passent entre les mailles du filet, ceux dont la sortie tombe comme ça, inattendue, ceux, très rares, qui ont encore une adresse ou une famille et accèdent donc au "droit" d'intégrer la population légitime d'un secteur de psychiatrie. Il y a ceux qui font l'objet d'un aménagement de peine, avec une obligation de soins ; des chanceux aussi, car ils ne sont pas engloutis dans l'anonymat de la rue, des squats, des ponts, et parfois engloutis tout court, dans l'eau glacée du canal ou de la rivière […]. » (p. 225)

6. « La prison, l'asile des pauvres, on le sait depuis toujours. Demandez à Victor Hugo, à Louis XIV et, plus récemment, à Loïc Wacquant qui décrivent la pauvreté aujourd'hui en prison, en France et dans tous ces pays dont on dit qu'ils sont développés puisqu'ils conduisent la marche du monde.
[…]
Mais regardez d'abord ce que disent les chercheurs de l'administration pénitentiaire dans une étude menée en 2001 […] : 41% des prisonniers sont sans emploi alors qu'ils sont en âge de travailler, 10% sont en situation précaire ; 52% ont un niveau scolaire inférieur à la 3e et 58% n'ont aucune formation professionnelle ; 40% déclarent moins de 396 euros par mois et seulement 20% plus de 838 euros ; 20% et 15.000 personnes environ annuellement n'ont pas de logement stable.
[…]
Vous imaginez comment ils en sortent ?
[… Pour] les plus précaires, soit 60% de la population de prisonniers, la préparation à la sortie et l'insertion sont à l'évidence des plus difficiles, les aménagements de peine moins nombreux, la morbidité psychiatrique et addictive couramment associée, la récidive quasi constante. Et l'on voit émerger des "profils" chez les sortants de prison.
Moins de 20% ont conservé logement personnel et liens familiaux, et construit un projet professionnel sérieux.
Plus de 30% ont rompu tous liens, détention très longue, ou liens antérieurs trop fragiles et inexistants. […] Ils sortent de prison avec des cartons, en situation administrative irrégulière, papiers perdus ou absents. Et s'ils sont étrangers, ils sont en situation illégale, deux fois plus nombreux ici que dehors.
Enfin, plus de 30% encore sont de jeunes récidivistes, enchaînant des incarcérations courtes, délinquance et marginalisation précoces, sans formation ni projet professionnel, sans activité licite, consommateurs de drogues et d'alcool. Leurs liens sociaux sont d'un certain type, plutôt underground et en "bandes", les liens familiaux sont relâchés ou pathogènes.
La sortie est un passage familier et bien rodé après de si nombreux enfermements, un instantané dans un parcours d'exclusion croissante. On passe en général ses premières nuits chez des connaissances ou un membre de la famille, avec lesquels la situation va rapidement se dégrader. De marginalité en exclusion, la récidive est au bout avec la prison, un peu plus lourde chaque fois. » (pp. 227-229)

7. « Et puis, on a fait une étude ultérieure [décembre 2004], méthodologiquement parfaite, une étude nationale, [… où] on apprend encore que près de 30% des prisonniers ont été suivis par un juge pour enfants, parce qu'ils ont été maltraités très jeunes, placés au cours de leur enfance, et encore hospitalisés en psychiatrie et suivis pour addictions précoces. […]
De plus, 75% des prisonniers présentent des troubles psychopathologiques et la moitié d'entre eux sont considérés comme gravement malades […] Enfin, last but not least, sont enfermés dans les prisons françaises près de 5.000 personnes atteintes de schizophrénie […] sept fois plus nombreux en prison que dans la population générale, juste 1% de malades schizophrènes. En somme, en France, si on compte : un malade schizophrène sur cent est emprisonné.
Même constat pour les maladies de l'humeur, la dépression par exemple, une cause nationale récente […] Ces affections psychiatriques touchent donc 40.000 prisonniers, soit près de 70% d'entre eux, 12 fois plus que dans la population générale. » (pp. 309-310)

8. « La question est donc de s'interroger sur les déterminants des infractions que commettent les personnes en situation de misère. Car, ou bien la pauvreté est ontologiquement une infraction, ou bien la pauvreté expose, comme la maladie mentale, aux infractions, directement ou indirectement, via un cheminement psychologique et comportemental engendré par la misère ou destiné à en combattre les effets pathogènes. […]
Et cette analyse me rappelle en qu'affirmaient des psychiatres américains il y a plus de vingt-cinq ans, lors d'un grand congrès international au sujet des SDF locaux, tassés, recroquevillés, pliés au pied des gratte-ciel, comme des chiffons en tas, sales et malodorants, noirs de peau pour la plupart, accablés d'affections somatiques multiples, assommés d'alcool et de drogues diverses.
"Des psychotiques, tous des psychotiques", disaient sérieusement ces psychiatres. Pourquoi ? "Mais parce qu'ils sont inadaptés." Inadaptés ? À quoi ? "Socialement inadaptés". Et ma colère d'alors me poussait à interroger : "Et si c'est la société qui n'est pas adaptée ?"
La France d'alors était encore vertueuse, nul ne pouvait imaginer que trente ans plus tard, on y ferait le même constat : "La moitié des SDF sont psychotiques." Et que cette fois, j'allais y adhérer. Le point de vue américain d'alors était franchement darwinien, je disais que c'était "du darwinisme libéral". Mais ces temps-ci, ce darwinisme s'est mué en entreprise d'élimination "libérale" : la misère, avatar ou effet collatéral des priorités économiques, et la maladie mentale, trop chère pour les priorités économiques. Les priorités économiques, le déterminant commun de la misère et de la maladie mentale, avec, au bout, la prison après le caniveau.
Les sociologues nous l'expliquent assez bien. Mais relisez d'abord Foucault : "L'institution prison, c'est pour beaucoup un iceberg. La partie apparente, c'est la justification : "Il faut des prisons parce qu'il y a des criminels." La partie cachée, c'est le plus important, le plus redoutable : la prison est un instrument de répression sociale. Les grands délinquants, les grands criminels ne représentent pas 5% de l'ensemble des prisonniers. Le reste, c'est la délinquance moyenne et petite. Pour l'essentiel, des gens des classes pauvres." » (pp. 316-317)

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