Ce premier roman, le journaliste et auteur d'origines turco-kurdes Mahir Guven le place sous l'égide de _La Vie devant soi_ de Romain Gary (Émile Ajar), par une référence explicite (cf. cit. 1). Le titre du roman désigne le narrateur principal, le frère aîné, qui en turc possède une désignation spécifique vis-à-vis des puînés, ainsi qu'un rôle familial particulier à leur égard. La trame a pour objet principal le frère cadet, à qui est parfois donnée la parole dans des chapitres ponctuels. En effet, ce dernier a disparu de France, probablement pour rejoindre les combattants djiadistes en Syrie suite à sa radicalisation islamiste, même s'il soutient avoir agi comme soignant au sein d'une organisation humanitaire musulmane ; il est sans doute rentré en France, et dans les dernières pages le suspense va crescendo sur cette circonstance et ses réelles motivations...
Mais par-delà l'intrigue, un tableau saisissant est brossé d'une famille franco-syrienne contemporaine dans un quartier populaire des environs de Paris : le père réfugié ancien militant de gauche, la mère bretonne décédée prématurément, la grand-mère paternelle aussi attachée aux valeurs traditionnelles musulmanes que la grand-mère maternelle l'était aux chrétiennes, l'aîné ayant eu un parcours chaotique de garçon de banlieue à l'enseigne de la surconsommation de cannabis (tentative échouée de percer dans le football, engagement infructueux dans les opérations étrangères de l'armée, trafic de stupéfiants, puis redressement comme chauffeur de VTC en échange d'une « protection » policière), le cadet, plus brillant dans ses études d'infirmier, toujours sensible au mysticisme et à un certain humanisme altruiste.
Encore plus intéressant que le tableau familial, qui risque par moments de verser dans des caractères un peu stéréotypés, l'on lit un formidable panorama du milieu des banlieues françaises à l'heure du conflit syrien, de Daech et des attentats islamistes sur le sol français. Dans un langage qui reproduit avec grand soin l'argot arabisé et « verlanisé » des banlieues parisiennes, rendu lisible par un indispensable Glossaire (ne pas se laisser décourager surtout par les premières pages!), avec un humour mêlé au sens du tragique et de la formule propres à Gary, dans le réalisme de la voix du narrateur qui donne le ton « vrai », sont traitées au hasard du flux de conscience toutes les problématiques de quartiers populaires et de l'interculturalité, ainsi que certains enjeux politiques contemporains, y compris les conditions de travail des chauffeurs uberisés.
Si les dialogues sont aussi soignés que le reste de la prose, si la technique d'écriture est particulièrement mature pour un premier roman, comme l'indique par exemple le passage entre les adresses au frère à la deuxième personne et la troisième personne du narrateur surplombant, l'on apprécie surtout la précision des références à l'environnement parisien – qui a sans doute requis un gros travail de documentation journalistique à quelqu'un ayant grandi en province – ainsi que celui de la Syrie en guerre. Cette foison de références quotidiennes est tout à fait à même de restituer une culture populaire tout entière, par-delà l'actualité, ainsi que les préoccupation sociales d'une époque et des contextes relatifs, et c'est là sans doute ce qui assurera l'intérêt de cette œuvre dans la durée.
La chute ouverte, assortie d'une certaine mise en abîme, se place aussi résolument du côté de la modernité.
Cit. :
1. « Moi, je les respecte, les putes, depuis un livre que j'ai lu au lycée. J'ai oublié son nom, mais c'est un truc qui vous change la vie. J'ai mieux compris le monde après. Même les putes sont respectables, parce que c'est Dieu qui les a créées. Le type qui a écrit le livre, c'est un ouf, un s'en bat lek. Rien que le gars était déjà célèbre comme écrivain, il avait gagné un grand prix, et il a sorti un livre sous un autre blaze que le sien. Ça parlait d'un orphelin élevé par une kahba. Les spécialistes, les journalistes, les critiques disaient que ce nouvel écrivain était plus fort que lui. Et lui, il répondait qu'il était usé, qu'il n'avait plus la foi. De nouveau, il a gagné le même prix qu'on peut gagner qu'une seule fois et, pour rester scred, il avait fait signer le livre par son cousin. » (pp. 62-63)
2. « Souvent, ils se promènent à vélo, pas par sympathie écolo-bobo, mais parce que selon eux le moteur serait haram. Après tout, pourquoi pas ? Les écolos disent bien : "La nature est un cadeau, et nous n'avons qu'une seule Terre, protégeons-la", les barbus du quartier de Belleville disent : "La nature est un cadeau de Dieu, l'homme est fait pour vivre dans la nature et pas dans le péché. Protégez tout cela. Et déplacez-vous à vélo." Cette mode du deux-roues doit embêter les services de police, et je suis sûr que les statistiques sur les contrôles au faciès en témoignent. Comment différencier un barbu musulman à vélo d'un hipster en fixie ? Le problème est sérieux. […]
Les flics ont dû suspendre les contrôles et les statistiques ont faibli. L'un des officiers de la brigade du XIXe a trouvé une solution, il a recensé les marques de vélo, et se fie à ce critère pour juger de la situation d'une personne. Les hipsters achètent des vélos neufs, chers et sans vitesse chez des marchands de vélos. Grosse arnaque. Les barbus achètent des vieux vélos pas entretenus, souvent Peugeot et pliables, à des particuliers sur Internet. Depuis cette découverte, les contrôles ont repris avec succès. Après le délit de sale gueule, le délit de mauvaise bécane. Et demain, les manifs qui vont avec. Imaginez un cortège, avec à sa tête un barbu en djellaba, une pancarte dans les mains : "Non à la stigmatisation des vélos pliants Pigeot", tel un bon Français qui adore râler. Qui dira alors qu'il n'est pas intégré ? » (pp. 170-171)
3. [Petit Frère:] « Je sais pas ce qui a fait basculer ce modeste berger dans la guerre. C'est le genre de type qu'on retrouvait à Kobané. Ils lâchaient rien. Pas un centimètre de terrain. Ils avaient résisté depuis presque trois mille ans à tous le envahisseurs : Babylone, les Hittites, les Romains, les Seldjoukides, les Ottomans, les mamelouks, les Anglais. Les Kurdes étaient en train de construire un petit État en Syrie et ils y laissaient une place aux Arabes et aux Assyriens dans les instances dirigeantes. Le jour où j'ai vu son portrait à la télévision, j'ai essayé de m'imaginer toute sa vie jusqu'à sa mort. Ce en quoi il avait cru. Pourquoi ce paysan avait rejoint les combattants kurdes ? » (p. 194)
4. « Mon frère s'appelle Hakim. Ça veut dire le juste, le sage, l'équitable ou le médecin. Celui qui œuvre pour le bien. Mais je crois qu'on en a pas la même définition. La vie continue. Malgré tout. Sans lui mais avec son esprit. Aucune idée de l'endroit où il se trouve. Peut-être au Cham. Peut-être au ciel. Peut-être ailleurs. Depuis le soir où j'ai rêvé de lui à la gare de Bagnolet, mes nuits sont habitées par des tempêtes de pensées. Et si vous lisez ces lignes, ce n'est pas tant grâce à moi que grâce à la grande valse dansée par mes neurones emmenés par les vapeurs de la ganja. J'ai rêvé. Je suis fou, mais conscient de tout. Prendre le costard, attraper le volant, ça forme un homme. Guetteur des jours, gardien des nuits. L'esprit du monde qui vous souffle la marche de la vie dans les oreilles. On m'appelle Azad. C'est mon prénom. Chez nous, ça veut dire libre. Libre, je le suis. Pas dans la vie. Mais dans la tête. L'esprit, c'est comme l'univers, il n'a pas de frontières, on peut l'agrandir sans cesse. Suffit d'inventer et de réinventer, et on peut se créer un monde avec pas grand-chose. Un cahier, un stylo, et un ordinateur. » (pp. 261-262)
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