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[Finis Terrae | Gilles A. Tiberghien]
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Posté: Sam 23 Déc 2023 20:38
MessageSujet du message: [Finis Terrae | Gilles A. Tiberghien]
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Sans minimiser la portée épistémologique de cet essai érudit sur les cartes de géographie et la cartographie, et compte tenu de la propre reconnaissance de sa dette de la part de l'auteur, l'on peut affirmer que sa démarche dérive de : _Critique de la Raison cartographique_, « livre extrêmement savant qui brasse histoire, histoire de l'art, littérature, philosophie, connaissances bibliques » par Gunnar Olson. Ce dernier pose en effet la thèse fondamentale de cet ouvrage-ci : que l'imagination, et non une quelconque prétention scientiste, est nécessaire aussi bien à la production qu'à l'intelligence des cartes, conformément à un certain « ordre du monde » fondé sur une idéologie et sur un pouvoir spécifiques. Olson, cité par Tiberghien dès les premières pages de l'« Ouverture » précise : « […] sans imagination, il n'y aurait jamais de cartes, car la caractéristique commune aux cartes et à l'imagination c'est qu'elles me font savoir non seulement où je suis, mais aussi d'où je viens et où je dois aller. » (cit. p. 20).
Si l'ancrage de l'auteur est fondamentalement historico-artistique, comme le témoigne la richesse des illustrations composées de cartes, mappemondes mais aussi d'une foison d’œuvres d'art contemporaines, avec une attention particulière au Land Art, une étude soignée est consacrée à la sémiologie de l'imagination à ne pas placer en opposition avec le savoir (chap. Ier) et à celle des types d'imaginaire – profane et sacré qui se sont alternés dans l'Histoire (chap. II). Une telle étude permet de réfuter l'idée simpliste que l'étrangeté voire les excentricités des cartes anciennes, en particulier médiévales – comme celle de placer en haut de la page l'Orient au lieu du Septentrion – seraient dues à un savoir géographique imparfait ou à une prédilection pour les récits fabuleux au détriment d'une cartographie scientifique rigoureuse. En vérité, il est démontré que des présupposés conscients ou inconscients sont toujours à l’œuvre lors de la production d'une carte, reflétés par les codes sémiotiques en vigueur. La dimension imaginaire comme mode d'appréhension de l'espace intervient donc toujours et dans l'ensemble des « éléments constitutifs » d'une carte (chap. III) : le cadre constructif, les lignes de mesure et d'orientation, les lignes d'intensité et de rythme, les projections et même l'échelle – à même de rendre apparent ou d'occulter tel ou tel autre phénomène. Enfin, un long chap. terminal (IV) porte l'intitulé suggestif de « Figurations » qui laisse présager l'amplitude de l'esthétique dans les conventions et les codifications des cartes, et qui de surcroît offre une variété inattendue d’œuvres figuratives et même littéraires que l'on n'associe pas de prime abord à la géographie, comme les travaux sur l'espace « psychogéographique » de l'Internationale situationniste et à l'instar de tout ce qui, dans les siècles, relève des différents types de cartes mnémoniques. Ce chap. « Figurations » est lui-même divisé en quatre sous-parties : A. Figurations de l'infigurable ; B. Les limites des mondes connus ; C. L'espace comme figure du temps ; D. Indicateurs, traces et sismographes du corps en mouvement. La conclusion : « Pour ne pas finir : L'Orange céléste : l'imaginaire en suspension » ouvre sur des considérations plus explicitement politiques de l'imaginaire cartographique, s'appuyant notamment sur la réflexion de Cornélius Castoriadis à qui est dû le concept d'« ordre du monde » élaboré et défini par chaque société.
La variété des sources convoquées, l'évidence de la démonstration d'une thèse pourtant inattendue, la richesse de l'information présentée de manière réjouissante bien qu'exigeante ainsi que les illustrations rendent cette lecture très agréable même pour un lecteur profane en esthétique, en épistémologie et en sémiologie. Personnellement, j'ai cru comprendre certaines raisons qui justifient la fascination, l'attraction hypnotique que les cartes de géographie ont toujours exercé sur moi et sur plusieurs de mes proches.



Cit. :

1. « Le monde connu s'étend partout : tout est plein, semblent dire les cartes. Plein de quoi ? De mots et d'images, plein de représentations. Mais des mots et des images peuvent-ils faire un monde ? Est-ce que cela suffit pour en faire un ?
Un monde, qu'est-ce que c'est ? Disons, pour faire simple, que c'est une 'totalité', et pas une simple juxtaposition de choses ; c'est un ensemble organisé doué d'un sens. Celui-ci n'est pas comme une chose parmi les choses ou comme une simple qualité, une couleur, par exemple. Le sens n'est ni une chose ni dans les choses : il leur est donné précisément parce qu'il leur manque. Mais, en le leur donnant, on le récupère aussi au milieu d'elles. Telle est son 'invention'. Ce sens peut être artistique, éthique, épistémologique ou religieux : il requiert à chaque fois une activité particulière de l'esprit qui met en jeu la raison, la sensibilité mais aussi l'imagination sur un plan individuel et collectif. » (p. 28)

2. « […] on peut retenir d'abord, et dans le désordre, que les cartes rendent visible et du coup connaissable ce que la simple "exploration" du monde ne nous permet pas de voir. Ensuite, que cette dimension d'inadéquation propre aux cartes constitue cette zone spéculative où l'imaginaire à l’œuvre dans toute opération cognitive permet d'articuler l'esprit aux données qu'il tente de rassembler pour mieux les comprendre. Qu'enfin la construction cartographique suppose une interrogation constante sur ses procédures, que les artistes ne feront que prolonger à travers les dispositifs qui président à l'élaboration de leurs cartes imaginaires. Ils remettent ainsi en question un savoir prétendument positif obéissant en réalité à des choix, certes codifiés, mais soumis à un ensemble de décisions qu'il est important de comprendre quand on s'intéresse aux cartes. » (p. 34)

3. « Ainsi le déplacement d'Asie en Afrique du supposé royaume du prêtre Jean fut suivi par la cartographie puisque l'on retrouve ce royaume situé en Éthiopie, dans l'atlas que le roi Charles V de France avait fait faire au XVe siècle, à l'extrémité est de l'Afrique sur la mappemonde d'Andrea Bianco (1430), et en Abyssinie sur celle de Fra Mauro (1459). Ces avatars du paradis terrestre témoignent de la puissance d'Utopie qui guidait les hommes du Moyen Âge, mais aussi de la Renaissance, puisque l'on sait que sur la seule carte connue et réalisée par Colomb on trouve, dans la partie gauche, sur une petite mappemonde, une grande île au large de la Chine supposée être le paradis terrestre. Colomb croira d'ailleurs l'avoir découvert lors de son troisième voyage alors qu'il explorait le nord-est du Venezuela, convaincu que dans l'Orénoque se jetaient les eaux des quatre fleuves sacrés du paradis. » (p. 76)

4. « La grille [introduite en cartographie à la Renaissance] a une fonction épistémologique en rationalisant le champ de la représentation et en homogénéisant les données du savoir. Elle nous fait ainsi comprendre que les espaces les plus lointains, tout comme ceux qui nous sont les plus proches, appartiennent au même monde. Elle a aussi une fonction esthétique, comme l'écrit Christian Jacob [in : _L'empire des cartes_], par "la production d'un effet visuel particulier qui détermine qualitativement les tracés topographiques qu'il quadrille." Les cartes sur lesquelles ont travaillé les artistes du Land Art sont quadrillées. Ces 'Quadrangle Maps' sont le produit d'une division d'un vaste territoire en carrés égaux ou "quadrants", eux-mêmes subdivisés en carrés. Il en résulte ainsi une structure en damier comparable à celle qui a prévalu à la Renaissance. C'est comme si le paysage était saisi grâce à la machine à dessiner de Dürer ou à l'écran d'Alberti. » (p. 87)

5. « Yves Lacoste [in : _La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre_] montre bien qu'entre des cartes d'échelles inégales "il n'y a pas seulement 'des différences quantitatives', selon la taille de l'espace représenté, mais aussi 'des différences qualitatives', car un phénomène ne peut être représenté qu'à une certaine échelle". L'échelle en effet dépend de 'niveaux' d'analyse différenciés qui correspondent à un changement d'ordre conceptuel. Déterminer le niveau, signifie choisir ce que l'on veut voir. On considérait traditionnellement que le niveau géographique était celui du pays, le niveau chorographique, celui de la région et le niveau topographique, celui du lieu. L'échelle permet de circuler entre ces paliers et son choix détermine une position interprétative permettant ainsi de saisir certains phénomènes plutôt que d'autres. » (p. 113)

6. « C'est après avoir pris à son tout connaissance de cette lettre [la « Lettre de l'amiral Bartolomew de Fonte », une forgerie datant de 1640] que Benjamin Franklin finança en 1753 et 1754 deux expéditions par mer parties de Philadelphie pour explorer la baie d'Hudson et trouver ce fameux passage [du Nord-Ouest]. Ces expéditions échouèrent, mais Franklin resta persuadé de l'existence du passage, se référant toujours au témoignage de De Fonte. Il envoya même une lettre à l'Académie des sciences, en 1762, où il présentait la carte réalisée dix ans auparavant par Delisle et Buache, pour accréditer son hypothèse. Ce qui, d'un esprit scientifique comme celui de Franklin, ne laisse pas d'étonner, tout en témoignant de la puissance de l'imaginaire véhiculé par les cartes au service d'une intuition plus tard avérée. Le paradoxe est que la carte censée faire comprendre cette intuition était elle-même un leurre ou un point aveugle. » (pp. 142-143)

7. « Dès l'Antiquité on trouve des cartes constituées grâce à offices d'information et de voyages qui récoltaient des renseignements permettant au voyageur de se guider avec plus de sûreté. Ces 'tabulae' se présentaient sous forme de rouleaux que l'on dévidait au fur et à mesure du parcours. À ce genre appartenaient les cartes de pèlerinage pour se rendre à Jérusalem ou à Rome ou encore – et beaucoup plus tard semble-t-il – à La Mecque. Les routes romaines avec leurs calculs très précis ont permis dès l'Antiquité l'existence de ces guides. On y trouvait indiquées les villes, les maisons où dormir la nuit ('mansiones'), les relais pour les chevaux ('mutationes'). L' 'itinerarium Antonini' datant de l'époque de Dioclétien est un important recueil d'itinéraires parcourant l'Empire où les distances sont indiquées en miles romains.
La carte – ou plutôt la "table" dite de Peutinger du nom de son dernier propriétaire Konrad Peutinger (1465-1547) – date de l'époque de Constantin (IVe siècle). Elle mesure 682 centimètres de long sur 34 centimètres de large et donne une foule de renseignements et une représentation des routes et de leurs jonctions sur près de 100.000 kilomètres. Les chemins partent de Rome vers la gauche et la droite, et leurs ramifications sont représentées par la bande de parchemin déroulé, sur les bords duquel les mers étaient représentées comme de minces bandes d'eau. » (pp. 165-166)

8. « Aujourd'hui le nombre des migrants dans le monde est considérable et les raisons de leur exode multiples : économiques, politiques, climatiques, etc. Mais comment les cartographier et que nous disent exactement ces cartes ? Combien de personnes sont passées à un moment, combien se sont installées et pour quelle durée ? À quel moment, en tenant compte de quelles trajectoires individuelles ? Mais aussi pour quels usages ces cartes sont-elles dessinées car ceux qui y ont accès et savent les interpréter sont aussi souvent ceux qui ont intérêt à comprendre, voire à réguler ces flux. Ainsi "Les systèmes d'information géographique, les GPS, et la cartographie en général sont, en effet, des outils mis au service de politique de contrôle et d'exclusion. Dans le registre scientifique, il est donc important de s'interroger sur les usages possibles des cartes produites, hors du monde académique, et sur les liens entre production du savoir et politique. C'est bien ici toute une éthique du travail de représentation qui est en jeu, en lien avec des contextes politiques et idéologiques conflictuels." [Lucie Bacon, et alii, « Cartographier les mouvements migratoires, Revue Européenne des migrations internationales, vol. 32 n° 3-4, 2013.] » (pp. 178-179)

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