De tous les ouvrages de vulgarisation psychiatrique que j'ai pu lire jusqu'à présent, celui-ci est sans aucun doute le plus clair et peut-être le plus radical. Il démontre que la souffrance psychique n'est pas une maladie et qu'elle est plus répandue qu'on ne le pense ; elle révèle que sa médicalisation est pratique pour la société et surtout pour l'économie de l'industrie pharmaceutique ; elle indique les risques qu'un usage inconsidéré des psychotropes fait peser sur les individus, en les plaçant sous « anesthésie psychique et affective » et surtout sous un contrôle social encore plus généralisé que ce ne fut le cas dans le totalitarisme communiste à l'égard des opposants politiques. Une logique paradoxale qui eut à l'origine la découverte fortuite de certains effets d'un nombre somme toute restreint de substances psychoactives a conduit à la classification des troubles psychiatriques. Je craignais que cet ouvrage fût vieilli, qui ne considérait que les trois premières éditions du fameux DSM, mais tout porte à croire, inversement, qu'il n'était que prémonitoire d'une situation qui s'est aggravée au cours des trois décennies successives. Ce qui s'est estompé avec le temps, c'est peut-être l'originalité de la dénonciation des intérêts et des responsabilités du capitalisme dans la génération, dans la conceptualisation et dans le traitement de la souffrance psychique ; dépassé aussi, à mon avis, un certain moralisme dans le diagnostic du « malaise dans la civilisation », qui déplore le déclin de la famille traditionnelle, et évoque une série de « phénomènes de société » envisagés comme responsables d'une supposée « disparition des valeurs spirituelles ». Pourtant l'appel final à placer l'espoir non pas dans l'individu mais dans l'être humain, dépositaire « d'authentiques paradis dans la tête » à ne pas confondre avec les « paradis chimiques », garde à mon sens toute sa pertinence et son actualité.
Table :
I : Les maladies mentales n'existent pas :
- Un diagnostic impossible
- La dure réalité des troubles psychiques
- L'existentiel, le culturel et le pathologique
II : La résistible ascension des médicaments du cerveau :
- L'histoire de la découverte des psychotropes
- Les neuroleptiques
- Les antidépresseurs
- Les tranquillisants et les hypnotiques
- Les régulateurs de l'humeur
III : Idéologie scientifique et psychisme :
- L'idéologie scientifique
- Le discours de la Science
- La Science n'est pas parfaite
- Le bonheur normalisé par la Science ?
IV : Images de la psychiatrie et médicalisation de l'existence :
- Les discours de la société
- La médicalisation de l'existence
- Psychotropes, santé publique et éthique
Conclusion : L'espoir, c'est l'homme
Cit. :
1. « Si l'on se réfère à la triple dimension bio-psycho-sociale, guérir d'une souffrance psychique, c'est nécessairement voir disparaître ses symptômes (action pharmacologique des médicaments du cerveau), s'estimer guéri (travail personnel au cours d'une psychothérapie) et être reconnu guéri par les autres (harmonisation de la communication avec autrui). La seule disparition du symptôme n'est pas suffisante pour définir la guérison. Encore faut-il avoir cicatrisé la blessure narcissique qu'engendre toujours le symptôme et avoir reconstitué une image de soi de nouveau valorisante. Le dernier élément du triptyque consiste à ce que autres aient, eux aussi, restauré dans leurs représentations une image non dévalorisée du sujet qui a exprimé des symptômes visibles par tous. » (p. 17)
2. « En psychiatrie, il en va tout autrement [qu'en médecine]. Il n'existe aucun signe objectif clinique, biologique, électrique ou radiologique signant de manière indiscutable un diagnostic. Les anomalies qu'on peut observer ici ou là ne renvoient jamais à une maladie univoque à laquelle elles seraient liées. Ni les techniques d'imagerie cérébrale les plus performantes ni même les examens de cerveaux post mortem ne comportent de "signature" d'un trouble psychique. Et pourtant, la tentation de la démarche médicale est si grande que c'est elle qui prévaut aujourd'hui. Tous les symptômes psychiques sont purement subjectifs. […] En réalité, les seuls supports des symptômes sont les mots utilisés par le patient, ses comportements, son habitus, les réactions de son entourage, les écarts par rapport à la norme sociale et culturelle du lieu et du moment (la vérité du plus grand nombre) et la subjectivité de l'examinateur ! » (p. 22)
3. « Le diagnostic clinique des troubles psychiques en cours aujourd'hui a été très largement influencé par les médicaments psychotropes eux-mêmes, ou plutôt par le "concept de psychotrope". […] Les noms attribués à ces médicaments sont fondés sur une de leurs propriétés symptomatiques parce que c'est cette propriété qu'il a été choisi de développer commercialement.
Les termes antipsychotique, anxiolytique, antidépresseur sont chargés de représentations fortes parce qu'on a oublié qu'il s'agissait simplement d'une des actions symptomatiques de ces substances et isolé le symptôme comme s'il s'agissait d'une maladie à lui seul. Les classifications diagnostiques ont donc accueilli des catégories de maladies qui correspondaient aux noms qu'on avait attribués aux catégories de médicaments psychotropes. […] Même si les psychiatres introduisent plus de subtilités dans cette correspondance, elle domine la pratique quotidienne de la prescription. On a oublié, ou feint d'oublier, que la classification des médicaments psychotropes était totalement artificielle et qu'elle n'authentifiait pas les symptômes traités en tant que maladie à part entière. » (p. 30)
4. « Dans ces différents cas, le normal et le pathologique sont affaire de tolérance entre individus. C'est lorsque la société est gênée qu'elle délègue, le plus souvent à la psychiatrie, le soin de la protéger en déclarant pathologique ce qui est dérangeant. Certains individus ont des comportements caractérisés par une absence de censure sociale. […] S'ils tombent entre les mains de la justice, on parlera d'escroquerie, de fraude, de filouterie. S'ils arrivent dans un circuit psychiatrique on utilisera les termes psychopathie ou déséquilibre psychique. Ces marginaux par rapports aux normes sociales seront donc, selon les circonstances, des délinquants ou des malades.
Il existe aussi une frange de déviants qui est rejetée vers la psychiatrie ou bien récupérée par elle. L'exemple actuel des pédophiles criminels est clair à ce sujet. Mal tolérés par la société, ils zigzaguent entre la criminalité et la pathologie. » (p. 62)
5. « Parmi les affirmations "scientifiques" qui sont des a priori, certaines ont déjà été envisagées :
"Les maladies mentales obéissent au modèle médical et sont donc des maladies comme les autres." [… Non!] Ce ne sont pas des "maladies" comme les autres.
"L'esprit, c'est le cerveau." Non ! Ceux qui affirment cela ne travaillent même pas sur des cerveaux humains mais sur des débris animaux ou sur des molécules. […]
"Il existe un déterminisme génétique aux maladies mentales, les études de jumeaux le prouvent." Non ! Il n'existe même pas un début de preuve, mais seulement des hypothèses. […]
"La cause des maladies mentales est une anomalie biologique dans le cerveau." Non ! Aucune anomalie biologique spécifique et exclusive d'un trouble psychique – quelles que soient les méthodes utilisées – n'a pu être mise en évidence. […]
"On a trouvé grâce à l'imagerie cérébrale des anomalies spécifiques des maladies mentales." C'est encore faux. » (pp. 140-142)
6. « Donner comme seule explication au patient le prétexte de la chimie cérébrale, c'est facile, c'est rapide, mais c'est aussi l'amener à se couper de la réalité, à refuser ses responsabilités, à tout attendre de l'extérieur. La médecine et le système de soins risquent de fabriquer des assistés en situation perpétuelle de dépendance. Le matérialisme de la Science l'amène nécessairement à nier la valeur du spirituel. Son ambition de pouvoir et la certitude de détenir la vérité la positionnent comme valeur de remplacement. Le discours de la Science est devenu la nouvelle philosophie de l'homme et lui promet le bonheur. Surtout, ne pas penser ; en cas de difficulté, la chimie fait oublier. » (p. 168)
7. « Le milieu du moment, la culture d'une époque sont largement responsables des formes d'expression des troubles psychiques. Leur variabilité en témoigne. En faire à chaque fois une "maladie" nouvelle, c'est ignorer les variables sociologiques et c'est aussi servir des intérêts particuliers. […]
La société, les systèmes, les institutions peuvent créer des conditions qui rendent obligatoires certaines formes d'expression de la souffrance psychique et qui en assurent la perpétuation. C'est une vérité générale applicable à tout être humain. Le psychisme s'exprime et le comportement se conforme au cadre qu'on leur fournit. » (p. 191)
8. « Médicaliser les remous existentiels, neutraliser les émotions et utiliser une prothèse chimique pour niveler une société qui doit demeurer étale, conforme, "normalisée", c'est prendre de grands risques pour l'avenir. Tout cela, bien entendu, sans intention de nuire, en toute bonne foi et en toute bonne conscience puisqu'il s'agit de "maladies". Avant de penser que les aléas de l'existence relèvent de la médecine, avant de poser des étiquettes diagnostiques, avant de subordonner le retour de la quiétude aux seuls effets d'un médicament, il faut essayer de comprendre ce que vivent les gens qui consultent des médecins. Si on ne le fait pas, non seulement on risque de passer à côté de la réalité mais on peut même fabriquer de la chronicité existentielle. » (p. 204)
9. « Le médicament est toujours un objet symbolique. Il est le symbole du savoir, du pouvoir bon ou mauvais de la Science ou du poison, il est toujours symbole du médecin pour le malade comme pour le médecin. Le médecin est le plus souvent incapable de considérer le médicament comme un objet technique indépendant de lui. Puisqu'il a choisi un médicament sur la base de son savoir, c'est un peu de lui-même et de son narcissisme qu'il prescrit. Le malade ne s'y trompe pas lorsqu'il lui dit : "Votre traitement ne m'a rien fait" ou "Avec votre traitement j'ai eu des nausées et des troubles digestifs..." » (p. 214)
10. « Une anxiété, cela traduit une difficulté à vivre un certain quotidien. Une dépression, cela met souvent en cause les autres et un état maniaque qui volatilise les censures et pulvérise les conventions permet d'exprimer par des paroles et des actes ce que des années de répression et de censures avaient comprimé trop fort. Tout cela a un sens qui est un appel au dialogue vrai, à l'expression enfin formulée du non-dit trop longtemps enfermé. Mais en place de la mise en cause des autres par eux-mêmes, en lieu de la solidarité et de la tolérance qui devraient se manifester, là où on attendrait de l'amour et des sentiments, que se passe-t-il ? On dit simplement : "C'est une maladie, c'est dû aux neurotransmetteurs et un médicament va effacer tout ça." Certes, il faut consulter un médecin, éventuellement recevoir aussi un traitement médicamenteux, mais il ne faut surtout pas méconnaître le message. Ce n'est pas une attitude gratuite. Reconnaître le sens de la souffrance existentielle c'est la transformer en expérience utile. C'est éviter au sujet d'admettre la fatalité et le caractère inéluctable voire héréditaire de ses difficultés. » (p. 239)
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