Le titre, particulièrement bien trouvé, et quelques éléments paratextuels m'avaient laissé anticiper la thèse critique de cet essai : le caractère idéologique du bien-être ainsi que l'injonction néolibérale à l'amélioration de soi à « devenir la meilleure version de soi-même » (Sissy Mua, 2022) jusqu'à la culpabilisation individuelle du malheur, du mal-être, de la maladie... Ces thèmes me sont assez familiers, pour avoir lu Eva Illouz, Eric Marty, Alain Ehrenberg et d'autres. Mais le bonne surprise, d'autant meilleure venant d'une ancienne journaliste devenue « professionnelle du bien-être » et donc « procureur » et « accusée » en même temps, c'est que cette thèse n'occupe que le premier chap. de l'essai ! Un certain nombre d'autres aspects de la politisation du bien-être, pour la plupart très intéressants, répartis dans la pars destruens (1e Partie) et dans la pars construens (2e Partie) sont abordés de façon toujours documentée, concrète, très abordable et offrant des pistes de réflexion encore largement inexplorées. Ainsi, j'ai beaucoup appris sur le discours concernant le militantisme politique et son refus du bien-être, alors que l'autrice appelle de ses vœux l'introduction de l'acceptation de la notion de vulnérabilité, comme manière d'introduire le care et sa distribution plus égalitaire dans l'horizon des luttes progressistes.
La Seconde Partie, pose d'abord les conditions d'une métamorphose du bien-être, entendu non plus comme un marché mais comme une série de pratiques visant à l'émancipation individuelle et à la facilitation des luttes progressistes. Dans son caractère encore embryonnaire, ses trois chap. s'attellent principalement à construire des passerelles avec des combats existants – anti-racistes, anti-sexistes, anti-validistes, etc. - et cela particulièrement en donnant des références à un certain nombre de praticien.nes qui ont déjà adopté une approche du bien-être qui les rejoint. C'est bien dans ce sens que tous les sous-chap. de cette partie, dont l'intitulé comporte d'emblée un verbe à l'infinitif constituant une liste de desiderata, doivent se lire ni plus ni moins comme un programme politique.
Certains lecteurs « traditionalistes » auront peut-être quelque réticence face à cette nouvelle mode typographique d'imprimer en gras des phrases jugées plus percutantes, certaines ayant même une taille de police très supérieure au corps du texte ; d'autres pourront avoir des difficultés à s'habituer à l'écriture inclusive systématiquement adoptée ; enfin, si une partie nommée « Pour aller plus loin » tient lieu de bibliographie, qui n'est pas très fournie, elle a cependant le mérite d'être récente et de se composer également de podcasts, de documentaires vidéo et de comptes Instagram.
Table [avec appel des cit.]
Avant-propos [cit. 1]
Première partie – Déconstruire le bien-être
I. Le marché du bien-être à la croisée des idéologies dominantes :
- Un géant tentaculaire
- Le meilleur ami du néolibéralisme
- Une idéologie peut en cacher une autre
II. Le bien-être est mort, vive le bien-être !:
- Jeter le bien-être avec l'eau du bain ? [cit. 2]
- Ouvrir des espaces de vulnérabilité [cit. 3]
Deuxième partie – Reconstruire le bien-être
III. Penser un bien-être révolutionnaire [cit. 4] :
- Contribuer à l'émancipation des individus
- Faciliter les luttes
IV. Politiser les espaces de bien-être :
- Accompagner tous les corps
- Créer une culture du consentement
- Horizontaliser le bien-être
- Sortir de la binarité
- Respecter les cultures des autres [cit. 5, 6]
V. Se désadapter :
- Exiger la lenteur
- Bouter la croissance hors de nos corps
- Prendre sa place
- Revendiquer le plaisir
- Cultiver la vulnérabilité
- Défendre une approche systémique
- Construire des corps pouvoir
- Retisser nos liens avec le monde
- Revendiquer une spiritualité engagée
Épilogue [cit. 7]
Cit. :
1. « […] le terme "bien-être", aujourd'hui dévoyé et dépolitisé, a longtemps été une expression très politique, qu'on retrouve, par exemple, dans le premier slogan de la CGT, syndicat de travailleureuses qui revendiquait, lors de sa création en 1895, trois valeurs cardinales : le bien-être, la liberté et la solidarité. Dans les années 2020, au contraire, s'offrir une pause bien-être revient, dans la tête de beaucoup de personnes, à s'extraire des problèmes du monde le temps d'une méditation ou d'un cours de fitness. Sauf que dans les faits, ce n'est pas du tout ce qui se passe : on ne s'extrait pas des problèmes du monde, ils nous traversent à chaque instant. Ainsi, dans le bien-être comme ailleurs, les normes dominantes, qui créent et entretiennent les inégalités, tendent à se renforcer. Dans le bien-être comme ailleurs, l'idéologie individualiste et néolibérale, qui affaiblit toujours plus le collectif et isole toujours plus les individus, tend à s'intensifier. Comme le reste de la société, le monde du bien-être est un espace traversé par une multitude d'enjeux très politiques, auxquels nous participons dès lors que nous fréquentons ces espaces. Que l'on se considère apolitique ou non. » (pp. 15-16)
2. « Or, bien plus que la place des pratiques spirituelles dans la lutte, c'est cette vision sacrificielle de l'engagement qui pourrait être un frein aux luttes militantes. Penser que les pratiques de bien-être seraient forcément une perte de temps ou que les militant.es devraient tout sacrifier à la lutte me paraît incompatible avec l'horizon d'émancipation que porte le projet progressiste. C'est pourquoi il me semble essentiel de déconstruire et de dépasser cette vision "productiviste" du militantisme, et de se poser la question de la place de la vulnérabilité dans les luttes collectives.
[…]
Cette tentation de la lutte incessante ne ressemble-t-elle pas à la très libérale 'Grind culture' (ou 'Hustle culture') des cadres dynamiques et autres adeptes du 'Work hard, play hard', dans laquelle être surmené.e est le summum du cool du respectable ? Et où, surtout, ne pas l'être paraît suspect. Alors, comment expliquer que des personnes souvent rompues aux luttes anti-capitalistes fonctionnent selon les modalités mêmes du système qu'elles combattent ? » (pp. 62-63)
3. « Revendiquer le besoin d'espaces de vulnérabilité dans la lutte est, à mon sens, une avancée majeure, car elle permet au camp progressiste d'intégrer la question du care au cœur de sa démarche politique. Le care est un concept forgé par Carol Gilligan en 1982, alors qu'elle étudie le développement moral des individus.
[…]
Quelques années après Gilligan, la politologue et féministe Joan Tronto complète sa pensée dans un livre intitulé _Un monde vulnérable. Pour une politique du care_, où elle formalise l'idée que nous serions tous et toutes des êtres vulnérables, interdépendants et en besoin de care. Dès lors, une société juste est forcément une société où chaque individu est à la fois destinataire et pourvoyeur de care. » (pp. 74-75)
4. « […] Ce que je vous propose de faire ici, c'est de hacker le bien-être, c'est-à-dire le subvertir pour le transformer en un instrument qui soit réellement révolutionnaire.
Comment ? D'abord, en nous entendant sur le fait que penser un bien-être révolutionnaire, c'est penser un bien-être qui soit non seulement compatible avec le monde que les progressistes essaient de construire, mais aussi avec les luttes qui nous y mènent. Pour inclure une dimension révolutionnaire, les pratiques de bien-être doivent donc, je crois, remplir deux fonctions : d'abord, elles doivent contribuer à l'émancipation des individus. Ensuite, elles doivent faciliter les luttes. » (p. 85)
5. « […] le monde du bien-être devrait aussi prendre la mesure d'une autre dynamique, courante dans ses espaces : l'appropriation culturelle. […]
Symptomatique d'une postmodernité occidentale où traditions et cultures locales sont balayées pour laisser place à une sorte de grand gloubi-boulga mondialisé, cette façon de picorer dans les pratiques des autres n'est pas neutre. Elle est au contraire le fruit d'une longue histoire coloniale qui se traduit, aujourd'hui encore, par une certaine facilité à aller nous servir dans la culture d'autrui, dès lors que nous en éprouvons le besoin. Dans une relation d'égalité, cela ne serait sans doute pas grave. On y verrait un phénomène d'hybridation, poétique et fructueux pour les deux parties. Mais nous ne sommes pas dans une situation d'égalité : la plupart des cultures que nous "apprécions" n'ont ni le choix ni la possibilité de faire à nos cultures ce que nous faisons aux leurs.
Alors que leur fait-on, à ces cultures, qui puisse être qualifiable d'appropriation ? D'abord, nous en tirons des profits dont non seulement les premier.es concerné.es ne bénéficient pas en retour, mais dont, souvent, iels pâtissent.
[…]
Sans aller forcément jusqu'à l'anéantissement, l'appropriation culturelle implique un processus de transformation inévitable, sur lequel les premier.es concerné.es n'ont aucun droit de regard, tant le rapport de force est en leur défaveur. » (pp. 112-113)
6. « […] Comme l'explique l'anthropologue Jérémie Piolat dans son livre _Portrait du colonialiste_, ces pratiques ancestrales et vernaculaires ont bien existé dans les cultures occidentales. Et si elles se sont perdues, ce n'est pas par hasard : nous y avons renoncé, car rompre avec notre ancestralité nous a permis de nous ériger en figure de la modernité et de justifier, du même coup, notre légitimité à dominer le reste du monde. Mais cette rupture ne nous a pas laissé.es indemnes : elle a fait de nous des êtres "tissés de manques". […]
Là se trouve à mon sens la clé de notre problème : dans une culture occidentale qui a fait de la rationalité son alpha et son oméga, il nous est difficile d'assumer les chemins sinueux et non scientifiquement prouvés que nous empruntons parfois pour aller mieux. Alors, l'une des stratégies que nous adoptons est de nous dissimuler derrière les sagesses et les spiritualités d'autres cultures, dont on considère, au fond, qu'elles sont extérieures à la modernité. En fait, nous leur déléguons, dans une sorte de condescendance un peu raciste, la charge de l'irrationnel. » (pp. 119-120)
7. « Récemment, je suis tombée sur la vidéo d'une youtubeuse réac – dont je ne crois pas essentiel de vous donner le nom. Elle y dit : "Une civilisation avancée, c'est une civilisation où les gens ne portent pas de jogging dans la rue." J'ai eu de la peine pour elle. Outre le classisme de cette phrase, cette remarque dit beaucoup de la façon dont une certaine frange de la population habite son corps. Ou plutôt, ne l'habite pas. Et si nous étions toustes en jogging dans la rue ? Qu'est-ce que cela donnerait ?
Peut-être que nous danserions sur les quais du métro. Peut-être grimperions-nous aux arbres des parcs municipaux. Et, plutôt que d'essayer de cacher tout ce qui fait de nous des corps vivants – nos poils, nos formes, nos rides et nos douleurs – peut-être que nous trouverions le moyen d'en profiter.
En remettant nos corps au centre, peut-être que l'on considérerait davantage le corps des autres. Alors, peut-être concevrait-on les villes pour que tous les corps puissent en jouir. À la tête de nos États, peut-être qu'on aurait des êtres capables de penser les réalités corporelles d'autrui, et non des individus trouvant judicieux de reculer l'âge du départ à la retraite pour ajouter plusieurs années de souffrances à des corps déjà exsangues. » (pp. 148-149)
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