L'ampleur imprévisible du mouvement #MeToo qui, depuis 2017, a acquis une légitimité grandissante à révéler « un immense continent de violences » sexuelles envers les femmes puis envers les garçons au sein de l'Église catholique, convoque la notion problématique du consentement. Dans cet essai remarquable par son étendue et sa profondeur, il apparaît que le consentement est au cœur de l'ordre sexuel socialement institué, qu'il l'est de tout temps mais qu'il a subi trois révolutions impliquant, en France métropolitaine, une périodisation en quatre moments, depuis les premiers siècles du christianisme jusqu'à ce jour, dont le quatrième est encore inachevé, comme nous l'indique #MeToo. En parallèle, Irène Théry adhère personnellement au mouvement en apportant son propre récit d'une agression sexuelle subie à l'âge de 8 ans par un inconnu sur une route peu fréquentée, puis en alternant dans le texte les chapitres théoriques avec quatre interludes « Moi aussi » qui retracent le cheminement de sa pensée sociologique et de son engagement féministe jugés « minoritaires », sans occulter son évolution ni les conflits qu'elle a affrontés dans l'arène publique. Ces aperçus sont particulièrement utiles pour situer l'autrice dans le champ théorique – de façon beaucoup plus succincte et abordable que dans le volume : La Distinction de sexe – ainsi que par rapport à ses contributions à l'avancé du droit en matière de mariage et de filiation pour tous. Enfin, des précisions sont offertes sur ses positions dans les débats d'actualité et les « débats pour demain » concernant la pédocriminalité et l'inceste, relatifs aux ouvrages de Vanessa Springora et Camille Kouchner mais aussi en général sur ce qu'implique dire « Moi aussi », c'est-à-dire sur la dénonciation des crimes sexuels, ses effets sociologiques et ses très modestes conséquences judiciaires.
Sans résumer les contenus des trois premiers moments de l'ordre sexuel (cf. table infra), qui était matrimonial et dont le consentement s'est alterné entre le couple des époux, puis leurs familles, puis de nouveaux les époux mais avec une nette division entre les femmes « honorables » et « déshonorables », une aussi nette asymétrie entre hommes et femmes par rapport à leur sexualité, et enfin sur les avatars de la condamnation de l'homosexualité, il convient peut-être de rappeler les cinq changements majeurs qui caractérisent la « nouvelle civilité sexuelle » qui est en train d'émerger actuellement non sans de nombreuses tensions et dont le risque de la régression n'est jamais exclu, caractérisée par « l'avènement de l'égalité des sexes » :
1. L'émergence d'un nouvel idéal du couple dans le cadre du « démariage », avec intégration progressive de l'homosexualité et en partie des personnes transgenres ;
2. La réhabilitation de la vie sexuelle en soi sans distinction d'« honorabilité » mais comme forme d'épanouissement de la personne par l'interlocution ;
3. La mixité généralisée dans les espaces sociaux comme l'une des formes d'une égalité considérée comme une valeur à laquelle l'on aspire ;
4. La métamorphose de l'opposition hiérarchique de jadis entre une « sexualité masculine de conquête » et une « sexualité féminine de citadelle » vers l'émergence d'une normativité procédurale du consentement entre adultes égaux et autonomes, fondé sur l'idéal de la « conversation érotique », que la relation soit hétérosexuelle ou homosexuelle ;
5. L'émergence d'un nouvel opérateur statutaire de distinction entre le permis et l'interdit fondé sur la « barrière sacrée des âges et des générations ».
Table [et appel des cit.] :
Prologue [cit. 1]
Introduction
Chap. 1 : Mariage chrétien et rapt de séduction. - La première révolution du consentement
Le renoncement à la chair et l'enjeu du consentement
XVIe siècle : la première révolution du consentement [cit. 2]
Les deux figures de la séduction
Rapport à soi, rapport à autrui
Moi aussi 1 : Comment j'ai appris à être minoritaire [cit. 3]
Chap. 2 : Mariage d'amour, hiérarchie des sexes, division des femmes. - La deuxième révolution du consentement
L'invention du mariage civil
La petite famille originelle
La double morale sexuelle
Le principe d'asymétrie entre hommes et femmes [cit. 4]
Moi aussi 2 : Ma grand-mère n'entrait pas dans les cases
Chap. 3 : Se dire oui : couples et sexualités au temps du démariage. - La troisième révolution du consentement [cit. 5]
L'émergence du couple duo
Redéfinition du couple de démariage
Instituer le couple de même sexe [cit. 6]
Changer la définition du mariage
Le nouveau consentement sexuel
Moi aussi 3 : Penser le changement [cit. 7]
Chap. 4 : #MeToo ou ce que « consentir » veut dire. - Vers une nouvelle civilité sexuelle
Qu'est-ce que la civilité sexuelle ?
Une métamorphose majeure de la civilité sexuelle [cit. 8]
#MeToo ou ce que « consentir » veut dire [cit. 9]
Du consentement-contrat au consentement-conversation
Moi aussi 4 : Tant pis pour moi
Chap. 5 : Pédocriminalité et inceste. - Grandeur et misère de la barrière sacrée des âges
Dans les filets du « maître des significations » [cit. 10]
L'interdit statutaire de sexualité entre les âges
Inceste, briser la loi du silence
Grandeur et misère de la barrière sacrée des âges
Conclusion
Cit. :
1. « […] trois grands sujets ont ces dernières années concentré tous les débats : le tribunal de l'opinion et la présomption d'innocence ; l'ampleur des agressions dans le cercle des proches et la protection des mineurs ; l'existence ou non d'un consentement.
Dans ces trois domaines, ce qui est en jeu va bien au-delà de la seule question des viols, des agressions ou du harcèlement. À travers eux, l'ensemble des présupposés qui organisent la façon dont nos sociétés appréhendent la vie sexuelle est interrogé. Dans cette perspective, les divergences n'ont rien de surprenant dans une société démocratique : ce sont autant de signes de l'émergence, complexe, d'une nouvelle civilité sexuelle encore inachevée. » (p. 20)
2. « En 1556, le conflit entre la puissance séculière et la puissance religieuse éclate finalement. Le roi Henri II publie un édit "sur les mariages clandestins" qui exige pour tous les enfants de la famille, de moins de 30 ans pour les garçons et de 25 ans pour les filles, l'autorisation des parents. Sans aller jusqu'à prononcer la nullité de leur union, ce qui aurait violé le monopole de l'Église, il punit d'exhérédation ceux qui se seraient conjoints par mariage "illicitement".
[…]
[Par l'ordonnance de Blois proclamée par Henri III en 1597] On affirme alors qu'à côté du rapt de violence, un autre rapt est possible, le rapt de séduction : la fille séduite "par blandices et allèchement" n'a pas plus de consentement libre que la fille ravie par force. Si elle s'est mariée à la suite de déclarations fallacieuses et des manœuvres dont elle a été victime, son mariage peut donc être déclaré nul pour rapt, c'est-à-dire pour défaut de consentement. L'article 40 de l'ordonnance de Blois interdit aux curés de célébrer des mariages sans le consentement des parents "à peine d'être punis comme fauteurs de crime de rapt" et l'article 41 déclare ces mariages nuls. L'article 42 institue le nouveau crime :
"Voulons que ceux qui auront suborné fils ou filles mineurs de vingt-cinq ans, sous prétexte de mariage ou autrement, soient punis de mort sans espérance de grâce ou de pardon, nonobstant tous consentements que lesdits mineurs pourraient avoir donné au rapt, lors d'icelui ou auparavant." » (pp. 60-62)
3. « Si les divisions "par sexes, par âges, par générations et par clans" sont, comme le soulignait Mauss, les divisions premières qui ordonnent l'action collective […], il n'y a pas besoin pour l'expliquer d'aller chercher une supposée volonté "des hommes" de s'approprier "les femmes", et il vaut mieux oublier toute idée de dévoilement de mécanismes cachés. La raison d'être de ces distinctions statutaires est entièrement sous les yeux […]
Ce qu'elle révèle en effet est d'abord que, contrairement à une idée répétée à satiété depuis les Lumières par l'idéologie individualiste de la "complémentarité naturelle" de l'homme et de la femme, il n'y a pas d'exception sexuelle à l'institution sociale : la vie en commun de l'un et de l'autre sexe ne s'organise jamais "naturellement" dans notre espèce, mais doit être instituée selon des règles et des valeurs, et pour cela mise en significations. » (pp. 94-95)
4. « "Le repos du mariage, l'intérêt qu'a chaque citoyen, chaque époux, chaque père de famille, à ce que sa réputation soit pure et à ce que les êtres liés à lui par les affections les plus tendres ne le soupçonnent point d'une honteuse dépravation" : voilà l'impératif majeur au nom duquel Benjamin Constant, qui siégea parmi les rédacteurs du Code Napoléon, défendit le principe d'irresponsabilité masculine inscrit dans l'article 340 du Code civil. Face à l'idée que les femmes pourraient au moins, sans en faire un père, désigner le géniteur dans l'acte de naissance, la bataille qu'il mena révèle bien que ce qui se présente au départ comme une simple question de preuves de la paternité engage en fait l'opposition entre la "réputation pure" et la "honteuse dépravation", des mots visant traditionnellement toujours les femmes, et qu'il choisit d'appliquer à l'homme père de famille par un artifice rhétorique assez osé. » (pp. 133-134)
5. « Dès lors, ce qui domine tous les débats de société est l'affrontement éternellement recommencé entre une idéologie progressiste attachée aux droits des individus (désormais sous la forme de la défense de telle ou telle classe identitaire d'individus auparavant discriminés), mais qui disqualifie l'enjeu des institutions communes, et une idéologie traditionaliste attachée très souvent à l'idée d'institution mais assimilant celle-ci au seul modèle napoléonien ou victorien (éventuellement modernisé) et déplorant à hauts cris ce qui se passe comme une choquante destruction des institutions sur les coups de "l'individualisation" et du triomphe du sujet-roi. D'où un écart permanent entre ce qui se passe, en particulier en droit, et qui engage la métamorphose des institutions du monde commun et les affrontements idéologiques qui se développent à la faveur de ces changements, où cet enjeu n'est pas repéré. Pour proposer une analyse synthétique de cette troisième révolution, trois étapes seront nécessaires.
La première, autour des redéfinitions du couple comme manière privilégiée de lier amour et sexualité, montre le lien direct entre métamorphoses du couple hétérosexuel, démariage et reconnaissance du couple homosexuel au sein d'un nouveau pluralisme de la parenté (encore inachevé). […]
La deuxième, sur la notion de "civilité sexuelle", la fin de l'ordre sexuel matrimonial, les nouvelles formes de distinction permis/interdit et le sens de #MeToo, situe la question des violences sexuelles dans le contexte plus large de la remise en cause du principe pluriséculaire de dissymétrie entre une sexualité masculine de conquête et une sexualité féminine de citadelle et de l'élaboration d'une nouvelle civilité sexuelle de consentement.
La troisième, sur la reformulation des rapports entre les âges et les générations par l'institution d'une barrière sacrée des âges devenant la nouvelle pièce maîtresse de l'ordre sexuel, permet de replacer les enjeux de la lutte contre la pédophilie, la pédocriminalité et l'inceste en rapport avec la façon dont la société se doit d'accompagner le mouvement ordinaire d'autonomisation progressive des jeunes sur le plan sexuel. » (pp. 150-152)
6. « […] on insistera sur l'historique du changement : ces revendications ont très rapidement et très fortement évolué au cours des quarante dernières années, au fur et à mesure que de nouveaux possibles et de nouveaux souhaitables apparaissaient pour les couples gays et lesbiens et favorisaient l'émergence de familles homoparentales, en convergence directe avec l'évolution des mœurs et des valeurs des couples hétérosexuels eux-mêmes. Sans cette convergence, il n'est pas sûr que la société aurait été capable d'intégrer des changements aussi profonds à une telle rapidité à l'échelle historique. De fait, le contre-modèle qui a été combattu n'est pas "l'hétérosexualité" ou "l'hétérosexisme" mis en avant dans une perspective ensembliste-identitaire (comme si les hétérosexuels étaient par définition des 'dominants' partisans de l'ordre établi, qu'il n'y avait pas eu une hétérosexualité stigmatisée au XIXe siècle et la plus grande partie du XXe siècle et que l'hétérosexualité ne vivait pas elle aussi aujourd'hui sa révolution des valeurs), mais le modèle matrimonial napoléonien/victorien dans sa dimension homophobe. » (p. 170)
7. « Avec Éric Dubreuil, cofondateur de l'APGL, Martine Gross ouvrait une tout autre voie. La façon tranquille et impliquée dont elle parlait me signifiait : vous avez l'habitude de voir un mouvement LGBT+ libertaire, féru de contre-culture, méprisant volontiers le bourgeois, et dont l'engagement sur le sida a bouleversé la société française. Mais parallèlement, une nouvelle phase s'est ouverte, pour laquelle vous n'avez pas les codes : nous voulons aussi l'intégration sociale. Nous ne sommes pas seulement des couples, nous avons ou souhaitons avoir des enfants et nous voulons aussi devenir des familles comme les autres. C'est là que vous devez changer votre façon de voir, car notre mobilisation pour la vie ordinaire est d'un genre inédit.
On ne parlait pas encore d' "inclusion", mais c'était déjà cela. Les personnes dont parlait Martine ne se voyaient nullement comme des individus asexués. […] Elles étaient d'une 'nouvelle génération', différente de celle qui était sortie du placard en cherchant surtout à s'émanciper du temps où il fallait se marier et avoir des enfants avec une personne de l'autre sexe pour donner le change, et n'avaient pas de réponse toute faite à la traduction en droit de leur démarche. Elles cherchaient. Elles inventaient... Comment aurais-je résisté à l'idée de les accompagner, quand elle me le proposait, la main tendue ? » (p. 210)
8. « Le premier constat est que la fin du grand principe de division des femmes ne s'est pas accompagnée de l'émergence de jugements indifférents au sexe. Non seulement la vieille opposition entre l'image valorisante du "séducteur" masculin et l'image stigmatisante de la fille "facile" ou "chaude" n'a pas disparu, mais il n'est pas certain qu'on puisse attribuer cette différence au simple poids de stéréotypes dépassés, comme s'il ne s'agissait que d'une survivance destinée à disparaître spontanément. Elle manifeste aussi et surtout ce qui se passe quand, aux anciennes normes morales distinguant le décent et l'indécent, le propre et le sale, le bien et le mal, n'ont pas succédé de nouvelles références collectives partagées par tous et organisant ce que Mauss nomme un "système d'attentes" (au sens de "je m'attends à...") permettant d'y adosser une certaine confiance relationnelle. Ce silence laisse libre cours à la jungle des rapports de force et amène chaque jeune à chercher son chemin à tâtons, en terrain non balisé. » (p. 256)
9. [Nathalie Bajos, in : « Sociologie des violences sexuelles au sein de l'Église en France (1950-2020) », 2021] « L'abus sexuel repose sur l'idée que l'asymétrie de la relation et l'exploitation d'une vulnérabilité par une personne contre une autre constituent un obstacle intrinsèque à l'expression d'un consentement libre et éclairé : il peut être appliqué à toute relation où une personne même majeure, placée sous l'autorité de fait ou de droit d'une autre, subit des violences sexuelles. Il permet également de penser les gestes à caractère sexuel commis sans violence, menace ou surprise. […] Nous parlons de "personnes abusées" plutôt que de victimes pour souligner la problématique relationnelle qui est au cœur de l'analyse sociologique présentée ici. » (cit. pp. 284-285)
10. « Les deux tentations symétriques de la tyrannie et de l'abdication dans les abus sexuels sur mineurs éclairent une dimension complexe de la troisième révolution du consentement : la façon dont, au moment même où la civilité sexuelle entre adultes se réorganisait autour d'une 'normativité procédurale', attentive à construire le consentement mutuel se la séduction (au sens positif de ce qui est séduisant, désormais bien distingué de ce qui est séducteur) dans l'ici et maintenant d'une conversation érotique entre égaux, s'est affirmé au contraire le besoin impérieux d'une 'normativité statutaire' édifiant la barrière sacrée d'un interdit sexuel entre les âges et les générations.
L'impact exceptionnel des livres de Vanessa Springora et de Camille Kouchner ne s'explique pas autrement. L'un et l'autre ont poussé au plus loin, au fil du récit, la réflexion sur le consentement d'une très jeune personne qui non seulement n'avait pas psychologiquement de "liberté de consentir" du fait de sa jeunesse, mais découvre progressivement, en devenant adulte, autre chose : que le consentement d'un mineur ne peut logiquement pas en être un quand ce qui est requis de lui par l'adulte est de contrevenir à la règle sociale la plus élémentaire, celle qui définit le délit et le crime, et cela par la seule force d'un maître des significations qui décide, arbitrairement, que cette règle n'en est pas une. Ils ont en quelque sorte donné à voir à un large public pourquoi l'emprise pédocriminelle fait plus que porter atteinte à l'intégrité de la victime, et porte atteinte à l'institution du sens et au langage lui-même. » (pp. 342-343)
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