« On ne dépassera ces limites ni en pratique, ni par la pensée aussi longtemps qu'on se place sur le terrain de la production des marchandises, des rapports d'achat et de vente, aussi longtemps qu'on confond la production de richesse avec la production de valeur ; aussi longtemps que les mêmes personnes seront divisées contre elles-mêmes comme consommateurs et comme producteurs, comme acheteurs de marchandises et comme vendeurs de travail ; aussi longtemps que les premiers ne verront pas la possibilité de et n'auront pas un intérêt vital à soustraire progressivement leur consommation et leur travail à la forme marchandise, à la forme valeur, et de se soustraire au capitalisme pour prendre le pouvoir sur la détermination de leurs besoins et sur leur vie. » (p. 369)
Auteur de textes d'écologie politique dès la fin des années 60-début 70, durant les « 30 glorieuses » et avant les crises pétrolières, André Gorz peut certainement être considéré comme un précurseur. De plus, son divorce précoce du communisme productiviste pour formuler une théorie de la décroissance avant la lettre, plutôt anarchiste, fondée sur l'autogestion et l'autoproduction, et profondément critique du salariat, de la technique et du centralisme étatique rend à son anticapitalisme un aspect fondamentalement actuel. C'est dans ce cadre, et seulement dans celui-ci, qu'il faut placer sa pensée écologiste. Bien que soient parus posthumes des ouvrages d'entretiens principalement consacrés à l'écologie en 2015 (Le Fil rouge de l'écologie...), en 2019 (Penser l'avenir...) et ce dernier (en 2020), alors que le penseur a disparu en 2007, on ne peut s'abstenir de remarquer que Gorz, tout en ayant été un précurseur, ne parlait sans doute pas d'écologie dans les termes qui sont désormais les nôtres – quoi qu'implique le titre... L'heure est davantage à l'urgence, l'optimisme de la gratuité et du partage des savoirs renfermés dans la technologie numérique et autres « immatériels » n'est plus de mise, l'écologie politique dans sa version la plus radicale-démocratique peut être fait valoir comme une revendication en soi, l'anthropocène peut être dénoncé contre l'« écologie anthropocentrique » de Gorz, le capitalisme a su surmonter des crises inédites, telle celle de 2008 à laquelle l'auteur n'a pas assisté... Si certaines des ses analyses sont certainement visionnaires, cette tension explique sans doute le fait que sous ce titre et sous-titre (Anthologie d'écologie politique) il ait fallu rassembler des textes qui dépassent l'unique thème écologique pour le contextualiser à l'intérieur d'une pensée où il n'occupe pas une place prééminente. L'admirateur de ce penseur original et encore si moderne se trouve ravi d'apprendre ou de revisiter sa critique de la domination du travail, du capitalisme du gaspillage et de la destruction de l'autonomie, de « l'expertocratie » qui rappelle Ivan Illich. Mais le lecteur qui a nourri ses attentes sur le titre uniquement peut se sentir floué sur la marchandise...
Table [et appel des notes]
Introduction : « Leur écologie et la nôtre », une distinction toujours pertinente.
Première partie : André Gorz par lui-même :
1. Où va l'écologie ?
2. Parcours intellectuel
3. Pour une convergence entre Marx et la décroissance
Deuxième partie : Une écologie anthropocentrique :
4. La vie, la nature, la technique
5. Edgar Morin et le paradigme des organisations vivantes
6. L'écologie politique entre expertocratie et autolimitation [cit. 1 et 2]
Troisième partie : Un écosocialisme
7. Le superflu avant le nécessaire [cit. 3]
8. Les besoins collectifs
9. Pour une critique des forces productives [cit. 4]
10. Leur écologie et la nôtre
11. Le réalisme écologique
12. Quand la richesse rend pauvre [cit. 5 et 6]
13. Pour un bon usage de Mansholt
14. Écologie et capitalisme
15. Socialisme ou écofascisme
Quatrième partie : Critique de la technique et de la science
16. Écologisme et autogestion [cit. 7]
17. Nucléaire : un choix politique par excellence
18. Nucléaire et liberté
19. Technologie et logiques sociales de dépossession
20. Quelles connaissances pour quelle société ?
Cinquième partie : Pour la libération du temps et contre la domination du travail
21. La crise de la société de travail
22. La multiactivité, un enjeu de société
23. De l'aptitude au temps libre
24. Le travail de production de soi
25. Valeur et richesse : le divorce
26. Penser l'exode de la société du travail et de la marchandise [cit. en exergue]
Cit. :
1. « […] Les expertocraties qui dénient aux individus la capacité de juger et les soumettent à un pouvoir "éclairé" se réclamant de l'intérêt supérieur d'une cause qui dépasse leur entendement ["sont une négation du politique et de la modernité à la fois"]. L'ambiguïté de l'impératif écologique vient de là : à partir du moment où il est pris à leur compte par les appareils du pouvoir, il sert à renforcer leur domination sur la vie quotidienne et le milieu social, et entre en conflit avec les aspirations originaires du mouvement écologique lui-même en tant que mouvement politico-culturel. Le clivage interne de ce mouvement entre une aile technocratique et une aile radicale-démocratique a là sa raison profonde. » (p. 119)
2. « La rationalité de celle-ci [production] consistera à la fois en un ménagement de l'écosystème et en l'emploi de moyens de production que les producteurs associés puissent maîtriser, c'est-à-dire autogérer au lieu d'être dominés par leur gigantisme et leur complexité.
Dans le cadre de l'autogestion, la liberté reposera sur la faculté des "producteurs associés" d'arbitrer entre la quantité et la qualité de travail que requièrent, par unité de produit, différents moyens et différentes méthodes de production ; mais aussi entre l'étendue des besoins ou des désirs qu'ils souhaitent satisfaire et l'importance de l'effort qu'ils jugent acceptable de déployer. Cet arbitrage, fondé sur des normes vécues et communes, conduira par exemple à travailler de façon plus détendue et gratifiante […] au prix d'une productivité moindre : il conduira aussi à limiter les besoins et les désirs pour pouvoir limiter l'effort à fournir. En pratique, la norme selon laquelle on règle le niveau de l'effort en fonction du niveau de satisfaction recherché et vice versa […] est la norme du "suffisant". » (p. 127)
3. « C'est cela, cette organisation du gaspillage de travail et de ressources d'une part, cette organisation de raretés (raretés de temps, d'air, d'équipements collectifs, de possibilités culturelles, etc.) d'autre part, qu'il importe de montrer et de dénoncer constamment. C'est ce couple gaspillage-rareté qui est l'absurdité majeure, au niveau du modèle de consommation, du système et de la gestion capitalistes. Ferrailler contre les grandes familles et le profit (exprimé en argent) est toujours moins efficace que contester la politique de gestion capitaliste des entreprises et de l'économie au nom d'une gestion différente, c'est-à-dire d'une orientation de la production en fonction des besoins et non du profit maximum. » (p. 148)
4. « Avant de tomber dans la crise de suraccumulation présente [texte rédigé en 1976], dont tout semble annoncer qu'elle sera longue, le capitalisme développé (ou néocapitalisme) a mis en place des mécanismes qui devraient lui permettre de différer la crise ou, pensait-il, de l'éluder par la fuite en avant. Avec d'autres, j'ai décrit ces mécanismes comme des techniques de gaspillage, c'est-à-dire de production destructive, la destruction, intégrée dans la façon de produire et dans le mode d'emploi des produits, étant la condition du maintien d'un haut niveau de production et même de croissance. Je vous rappelle que, pour moi, l'aspect de loin le plus important de cette destruction est la destruction 1) des capacités autonomes et 2) de ressources naturelles naguère gratuites [...] » (p. 166)
5. « La persistance de la pauvreté dans les pays industriellement développés ne peut être attribuée aux mêmes causes que l'existence de la pauvreté dans les pays dits pauvres. Alors que cette dernière peut être attribuée, le cas échéant, à des pénuries matérielles dont le développement des forces productives pourrait venir à bout (sous certaines conditions), la persistance de la pauvreté dans les pays riches doit être attribuée à un système social qui produit des pénuries en même temps que des richesses croissantes : la pauvreté est produite et reproduite à mesure que le niveau de consommation s'élève. » (p. 194)
6. « La résistance que "l'homme de gauche" occidental oppose à ces vérités révèle à quel point son univers culturel et ses valeurs de référence ont été uniformisés par les rapports marchands : l'inégalité, pour lui, ne signifie jamais "différence" mais classement hiérarchique selon qu'on a "plus" ou "moins". Seule cette uniformisation des valeurs, des modes de vie et des buts individuels a permis d'étendre les rapports marchands et le salariat à tous les domaines de l'activité humaine. La concurrence, l'envie, la revendication au nom de l'égalité ou de la "justice sociale" ne sont possibles que dans un univers social homogène où les différences sont d'ordre purement quantitatif et donc mesurables. […]
D'où, durant l'instauration de la domination bourgeoise, la répression féroce des minorités et des déviances culturelles qui, par leur attachement à la spécificité et à la différence de leurs valeurs, menaçaient l'unidimensionnalité du système socio-culturel nécessaire au règne de la marchandise. » (pp. 200-201)
7. « Des choix de société n'ont cessé de nous être imposés par le biais de choix techniques. Ces choix techniques sont rarement les seuls possibles. Ce ne sont pas nécessairement les plus efficaces. Car le capitalisme ne développe que les techniques conformes à sa logique et compatibles avec sa domination. Il élimine les techniques qui ne consolideraient pas les rapports sociaux en vigueur, même quand elles sont plus rationnelles au regard des buts à atteindre. […]
Sans la lutte pour des technologies différentes, la lutte pour une société différente est vaine : les institutions et les structures de l’État sont, dans une large mesure, déterminées par la nature et le poids des techniques. Le nucléaire, par exemple, qu'il soit capitaliste ou socialiste, suppose et impose une société centralisée, hiérarchisée et policière.
L'inversion des outils est une condition fondamentale au changement de société : le développement de la coopération volontaire, l'épanouissement et la souveraineté des communautés et des individus supposent la mise en place d'instruments et de méthodes de production :
- utilisables et contrôlables au niveau du quartier ou de la commune ;
- générateurs d'une autonomie économique accrue des collectivités locales et régionales ;
- non destructeurs du milieu de vie ;
- compatibles avec le pouvoir que producteurs et consommateurs associés doivent exercer sur la production et les produits. » (pp. 238-239)
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