[Les Naufragés. Avec les clochards de paris | Patrick Declerck]
Cet essai, publié en 2001 mais issu d'une thèse de doctorat dont les recherches se sont étendues entre 1982 et 1995 durant lesquels ont été réalisés entre 1500 et 2000 entretiens et plus de 5000 consultations de médecine à Nanterre, demeure un véritable monument, un classique de l'étude des sans-logis à Paris et de leur prise en charge médico-sociale.
Phénomène ambigu s'il en est, mêlant l'exclusion sociologique et la pauvreté extrêmes aux problématiques psychopathologiques de la désocialisation et des addictions, il est traité dans cet opus en deux parties : « Routes », qui est descriptive, laisse une large place à l'étude de cas et des lieux, en donnant également la parole à quelques sujets (par des verbatims et de leurs textes écrits) ; et « Cartes », qui est centrée sur l'analyste clinique et psychanalytique des soignés mais également des soignants, et notamment sur le fonctionnement du Centre d'accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre, qui a conservé certaines règles et mentalités de l'époque encore récente (jusqu'à 1992) où le vagabondage était considéré comme un délit, la Maison de Nanterre était régie par une logique pénale, et le « ramassage » était coercitif. Grâce à ces deux parties complémentaires, toutes deux nécessaires et merveilleusement explicatives, commencent à se déconstruire les images confuses et angoissées que nous possédons tous, construites socialement et inconsciemment, d'un public inquiétant, et de politiques publiques que nous pressentons comme inefficaces et peut-être volontairement inadaptées, mais dont les causes d'inadéquation voire de perversion inconsciente ne peuvent apparaître qu'à la lumière d'une connaissance profonde, d'une proximité bienveillante et d'une analyse furieusement lucide, telles que celles de Declerck, formé à la philosophie et à la psychanalyse. De même qu'une approche uniquement sociologique (et politique) désubjectivante et victimisatrice des errants ne suffit pas à rendre compte du phénomène, de même l'idéologie qui fausse notre jugement et tend vers un totalitarisme prescriptif est insuffisante à la compréhension de la dimension inconsciente de nos peurs projectives face à cette altérité qui remet violemment en cause nos normes de vie.
Cette publication a trouvé sa place dans une collection d'ethnologie et d'anthropologie militantes : « Terre humaine » fondée et dirigée par Jean Malaurie. Une postface – que j'ai lue en premier – constituée d'une lettre de Malaurie à Declerck et de la réponse relative, fait état d'une relation d'amitié au moins décennale de ces deux hommes, et d'une interrogation fort compréhensible auprès du lectorat sur la motivation de l'auteur à consacrer une grande partie de son activité professionnelle à un public aussi inhabituel : y aurait-il une vocation religieuse ? ou au moins une philanthropie exacerbée ? L'auteur (cf. infra cit. 8) répond par la négative, avec l'expression de sentiments que les lecteurs de Declerck ont pu connaître par ses ouvrages (y compris fictionnels) postérieurs, mais qui laissent pantois sachant que, durant ses années de formation universitaire, l'auteur a su se faire passer pour lui-même un clochard afin de pénétrer dans la Maison de Nanterre et en voir le fonctionnement du point de vue d'un soigné... Aime-t-il les SDF ? La beauté du réel dans toute son abjection. Renie-t-il sa propre composante sadique ? Même pas. Le fait est que sans doute situés à l'extrême du spectre des psychopathologies sociales, les errants et leur étude nous renvoient comme sous une loupe agrandissante à nos propres dysfonctionnements à la fois sociaux et psychiques, en ceci que, conformément à l'aphorisme de Wittgenstein cité en exergue de l'épilogue : « Ils sont pour ainsi dire tous méchants et tous innocents ».
PS : Gros regret pour le fait que les nombreuses illustrations dans le texte, particulièrement celles des œuvres picturales, aient une si piètre qualité d'impression.
Cit. :
1. « D'enfants, elles rêvent toutes plus ou moins. Un objet, une chose, extension d'elle-même, issue d'elle-même. Un être tout à soi. Un autre soi-même qui tout réparera. Projet mi-oblatif, mi-narcissique. Impossible fusion. Impossible complétude. Les vieilles, ménopausées, se rabattent, dans les foyers, sur des poupées dont elles garnissent leurs lits. Les jeunes, fécondes encore, rêvent de familles nombreuses. Pauvres mais heureuses !...
Dans la pratique, heureusement, le problème se pose rarement. L'aménorrhée secondaire est, dans le milieu, très fréquente. L'étiologie en est simple : malnutrition, neuroleptiques et désespoir. Pour le reste l'eugénisme, sans dire son nom, se pratique. Ou plutôt, il se bricole. Au coup par coup. Au hasard des intervenants. Et dans la mauvaise foi. » (p. 86)
2. « […] est posé[e] une interrogation, toujours la même : "Il faut en savoir plus sur leurs parcours."
Pour quoi faire ? Il s'agit là d'une interrogation faussement scientifique. […] Un savoir fiable existe mais il ne satisfait pas, car l'interrogation ne porte pas en dernière analyse sur la population elle-même, mais sur l'angoisse que nous éprouvons au contact de la différence. C'est elle que nous ne parvenons pas à métaboliser. C'est elle que nous interrogeons toujours dans l'espoir futile de la réduire, de la voir s'évanouir. Aussi n'apprenons-nous rien. » (p. 103)
3. « Les clochards sont toujours à côté de toutes les obligations, de tous les systèmes. Leur perpétuelle inadéquation face au monde faut aussi d'eux de grands maîtres de l'humour.
Une phrase dépasse de loin son contexte banal de réveil difficile : "Je sortis donc de mon brouillard intérieur où je me sentais si bien." Voilà qui résume parfaitement une des clés du mécanisme de la clochardisation et de son immense séduction. C'est le brouillard intérieur, maintenu à grand renfort de psychotropes, qui permet de tenir à distance les terribles exigences de la réalité du monde. Le clochard est clinophile. Sa conscience est brouillée. Son trouble inexistant. Son temps est suspendu. Cet incurable utérin se sent si bien. Folle ataraxie. » (p. 225)
4. « Il sentait bien, Raymond. D'instinct, il avait compris que la liberté n'était pas pour lui, que la liberté était poison. Il n'en voulait plus de sa permission de sortie. Dehors, le guettaient le désastre et tous les égarements. Danger ! Aussi lui fallait-il se rétrécir, se retirer, demeurer un peu esclave, un peu bagnard aussi. C'était là en somme sa médecine à lui : bien s'ancrer surtout dans le retour des jours semblables, et se cacher, caméléon, gris sur gris, lové dans une bienheureuse médiocrité. Son ambition à Raymond : finir violette. À l'ombre. En paix. C'était là sa sagesse, toute sa philosophie. Il se savait intimement ennemi de lui-même.
Quelle pensée ! Comment même pouvait-il la supporter ? Nature d'airain qui ne demandait qu'à vivre peinard, derrière les murs, à l'abri des barreaux. Galènè, calme comme la mer, disaient les Grecs, pour désigner la tranquillité du sage, la surface imperturbable de sa conscience et de sa vie, qu'aucun désordre passionnel ne vient plus troubler... Un grandiose utérin, Raymond. Épicurien aussi, stoïcien un peu. » (p. 276-277)
5. « J'entends par désocialisation un ensemble de comportements et de mécanismes psychiques par lesquels le sujet se détourne du réel et de ses vicissitudes pour chercher une satisfaction, ou – a minima – un apaisement, dans un aménagement du pire. La désocialisation constitue, en ce sens, le versant psychopathologique de l'exclusion sociale. Ses manifestations se rencontrent, peu ou prou, dans l'éventail des populations exclues. D'une manière générale (et statistique), plus le poids de l'exclusion se fait lourd, plus les manifestations de désocialisation se font présentes. Avec les clochards, qui sont à une des extrémités du continuum de l'exclusion, les phénomènes de désocialisation en arrivent à dominer tout le tableau clinique. Ainsi, la clochardisation serait l'aboutissement extrême et caricatural d'un ensemble de comportements et de processus psychiques présents, à bas bruit, en amont, chez des sujets plus ou moins déstabilisés dans leur existence et leur identité sociale et économique. Bref, on ne saurait comprendre la dynamique propre au phénomène de la clochardisation, à moins de considérer que cette dernière est la manifestation, in fine, d'un désir inconscient du sujet qui recherche et organise le pire. Cette recherche du pire passe, de faux pas en actes manqués, par la destruction brutale ou progressive de tout lien libidinal. Il s'agit de rendre tout projet impossible. Le sujet n'y organise rien moins que sa propre désertification. » (p. 294)
6. « Le discours de la réinsertion vient sceller, en portant en son sein la démonstration de sa légitimité, le pacte identificatoire entre soigné et soignant, tout comme il réaffirme le pacte identificatoire entre les individus et la société. Toute différence profonde entre les désirs des sujets, comme entre les logiques existentielles – conscientes ou non – de leurs pathologies, s'y trouve escamotée.
[…]
Il est en filigrane de ces discours insidieux, de cet humanisme apparent, une volonté totalitaire inconsciente de réduire les différences des hommes – que sont leurs souffrances et donc leur dignité – à l'inquiétant taylorisme d'une production de masse de citoyens que plus rien ne distinguerait les uns des autres. Asymptote de la normopathie. Secret désir lové comme une sourde bête au cœur même de nos émois compassionnels. La chanson des Restos du cœur ne commence-t-elle pas par ces mots lapsus : "Aujourd'hui on n'a plus le droit, ni d'avoir faim, ni d'avoir froid..." On n'a plus le droit ? La souffrance est, ici, bien perçue comme asociale. Non sans raison : elle est bien, en effet, le dernier rempart de la subjectivité du sujet. L'ultime protestation contre l'ordre écœurant du monde. » (pp. 322-323)
7. « La relation thérapeutique va souffrir d'une dissonance pragmatique qui augmente à mesure que le soigné voit sa demande menacée d'être satisfaite. Ce processus ne peut avoir d'autre issue que de lui arracher son ultime masque défensif : "Puisque tu n'es pas fou et que seule l'absence de papiers d'identité ou de formation t'empêche de rentrer dans la normalité, voici des papiers ou un stage. À toi, maintenant, de montrer ce que tu sais faire"...
Le soigné, devant une perspective aussi angoissante, n'a d'alternative que de tenter d'en retarder l'échéance. Pour ce faire, il va se mettre à dysfonctionner. Vont alors commencer à apparaître les manifestations de dissonances pragmatiques : actes manqués divers, rendez-vous ratés, accidents, somatisations, rechutes toxicomaniaques, tentatives de suicide...
Ce désordre croissant conduit, à brève échéance, à l'abandon du projet thérapeutique et à la rupture du lien entre soigné et soignant. » (p. 353)
8. « Non, décidément, je n'aime pas l'homme.
Dans ces conditions, me direz-vous, pourquoi le soigner ? Je répondrais que si l'humanité en général a tendance à m'insupporter, j'ai, en revanche, le plus souvent plaisir à la fréquentation de l'homme singulier, de l'individu, du sujet. Lui m'intéresse, car il est à la fois meilleur et pire qu'on ne peut le supposer.
Pour ma part, la psychanalyse me permet d'être un soignant particulier, à une distance qui me convient. Le paradoxe de la position de l'analyste est que ce dernier est d'autant plus efficace qu'il souhaite l'être moins, et que, s'il doit pouvoir se soucier profondément de son patient, il lui faut aussi pouvoir en être non moins l'observateur détaché, l'entomologiste attentif. […]
Si j'ai plaisir à côtoyer la grande psychopathologie, c'est parce que le malade mental est toujours, en définitive, une sorte de protestataire qui, d'une manière ou d'une autre, s'érige contre l'ordre du monde. Par là même, il se détruit. Il y a quelque chose de Don Quichotte en lui. […]
On aurait tort en revanche d'idéaliser la folie. La psychopathologie est, par essence, toujours une aliénation du sujet, un obstacle à sa vie, une manière d'amputation. En ce sens, la psychanalyse est un modeste artisan de la liberté. C'est là la vraie grandeur de mon métier. » (pp. 434-435)
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