Voici le plus précis traité sur les métamorphoses que le néolibéralisme a apportées à l'organisation du travail, à la structure du système productif et à par ricochet à l'ensemble du système économico-politique qu'il m'ait été donné de lire jusqu'à présent. Il est fondé sur l'introduction du concept de « l'autonomie contrôlée », qui pose une perspective originale sur la dialectique entre subjectivation et pouvoir au sein de l'entreprise, ainsi qu'entre libéralisme économique et pouvoir étatique, tout en mettant en relief les conséquences sociales de la précarisation du salariat qui s'en est ensuivi. Essai sociologique dont la théorisation remonte aux origines historiques de la révolution néolibérale, ses exemples empiriques (études de cas, présentes dans les chap. 7 et 9) peuvent paraître anciens, mais ils ne sont cependant aucunement dépassés. De plus, la théorisation n'est pas posée au détriment d'un concret qui pourrait être accusé de péremption, d'autant que les éléments de langage et les notions idéologiques du néolibéralisme sont tellement actuels que le risque est éventuellement l'inverse : qu'ils soient tellement entrés dans notre mode de pensée et d'expression quotidien qu'on en perd la capacité de prise de recul critique.
Si « l'autonomie contrôlée » semble être un oxymore, la thèse de l'essai est qu'il s'agit surtout d'un paradoxe, dont les conséquences sont fortement nocives. Dans un premier temps, on est porté à croire que cette nocivité est genrée, qu'elle frappe davantage les femmes, alors que la suite de la démonstration, dans le chap. conclusif, parvient à une rectification à la fois plus nuancée et plus inattendue en partant du cas emblématique du secteur de la grande distribution.
À chaque phrase, de toute façon, la précision avec laquelle les phénomènes sont décrits, la rigueur de leur schématisation et mise en forme synthétique (par ex. dans le diagramme en arbre qui décline la structure et les formes de la précarisation sociale, p. 132), la mise en perspective historique, et la contextualisation suggèrent des implications politiques qui incitent à une réflexion dépassant largement la sociologie du travail.
Table [avec quelques éléments de synthèse et la réf. aux cit.]
Première partie : Archéologie d'un concept
1. L'héritage de la comparaison internationale [entre la France et la Grande Bretagne au début des années 1980, au niveau des qualifications et des systèmes de formation ; introduction du concept d' « autonomie contrôlée ». Cit. 1]
2. Critiques et conflictualités [Entre « autonomie » et « contrôle », entre subjectivité et contrainte]
Deuxième partie : Concentration, flexibilité et précarisation
3. L'autonomie contrôlée [Conséquences de la sous-traitance sur le syndicalisme ; fragmentation et flexibilisation ; pouvoir stratégique ; facteurs constitutifs de l'autonomie contrôlée. Cit. 2]
4. Concentration et atomisation des systèmes productifs [De l'organisation industrielle à ses implications politiques. Cit. 3 et 4]
5. Précarisation sociale et restructurations productives [La précarisation comme conséquence des trois types d'externalisation. Cit. 5]
Troisième partie : L'individualisation du travail
6. Une question d'équité ? [De l'égalité à l'équité... jusqu'à la corvéabilité!]
7. Des chômeuses en révolte [Trois études de cas concernant des femmes précarisées et en résistance : une caissière, une ouvrière de chez Moulinex (1995) et une cadre autodidacte. Cit. 6]
8. La flexibilité à plein temps des femmes [De la circonstance que la « variabilité individualisée du temps de travail » frappe surtout les femmes et constitue une maltraitance plus forte pour elles.]
9. La rationalisation du travail dans la grande distribution [Autre étude de cas sur la grande distribution en flux tendu informatisé : parallèle entre la figure de la caissière (femme) et celle du petit cadre (homme). Cit. 7]
Conclusion : L'affirmation d'un paradoxe. [Étude du sens littéral du paradoxe de « l'autonomie contrôlée » et des antinomies qu'il comporte, et conséquences sanitaires de celles-ci en termes du concept de « double bind » posé par l’École de Palo Alto dans les années 60]
Cit. :
1. [Phénomènes qui caractérisent la révolution néolibérale du début des années 1980] :
« - L'émergence d'un nouveau mode de gouvernement dans les grandes entreprises leaders, celles qui tirent le meilleur parti de la crise en devenant des entreprises cerveaux, à la fois concentrées et tentaculaires, et qui croissent tout en réduisant leurs effectifs, continuent à étendre leur sphère d'influence tout en externalisant leurs activités non-stratégiques, élaborent de nouvelles formes de contrainte du travail d'exécution, selon un système inédit de fragmentation, d'externalisation, de mobilisation et de contrôle de la force de travail et dont la sous-traitance en cascade est une forme majeure ;
- la montée en puissance d'un pouvoir étatique central qui favorise la décentralisation tout en renforçant sa propre puissance, un pouvoir néo-libéral ou néo-réaliste, qui encourage le développement d'un syndicalisme coopératif, volontaire ou forcé, un pouvoir qui contribue à organiser structurellement la faiblesse du syndicalisme d'opposition par l'individualisation, la flexibilisation du travail et l'ouverture à la concurrence internationale ;
- la transformation de l'organisation du travail et des qualifications qui ont évolué vers plus de transférabilité et de transversalité, de polyvalence dans une recherche de qualité favorisant la professionnalité, mais selon une combinaison qui empêche la reconstitution des lignes de démarcation entre les métiers, tout en permettant une organisation d'une force de travail fragmentée, un contrôle informatisé permettant la traçabilité, un management par objectifs et par projets laissant aux unités "autonomes" le soin de trouver les moyens de les atteindre ;
- l'évolution de l'éducation et de la formation professionnelle qui a commencé à instaurer une plus grande flexibilité de la force de travail, une individualisation productive qui a rompu avec les modèles ouvriers de la qualification et développé ceux en termes de professionnalisme, de compétence, de polyvalence, d'autonomie et de responsabilité individuelle, dans une perspective universaliste homogénéisatrice et individualisante. » (pp. 46-47)
2. « Tout se passe comme s'il existait une "disjonction conceptuelle", comme si penser la concentration ne permettait pas de penser l'atomisation et la flexibilisation de l'appareil productif. Comme si le nouveau rôle des petites entreprises et le développement des réseaux ne permettaient plus de penser la concentration. Pourtant c'est exactement ce qu'il convient de faire conjointement. Les phénomènes de concentration, de flexibilisation et d'atomisation sont indissociables, même si les analyses les dissocient selon des systèmes distincts de références et d'interprétations. Une telle dichotomie favorise l'émergence du contrôle stratégique, en tant que forme dominante d'exercice d'un pouvoir central, par le simple fait qu'elle empêche de le détecter et a fortiori de le mettre à nu. » (p. 76)
3. « L'innovation, l'efficacité, la flexibilité, le partenariat, la coopération, la compétence sont les concepts-clés de ce paradigme de la flexibilité positive, celui de la nouvelle compétitivité et d'une démocratie renouvelée. Ce paradigme a une caractéristique essentielle : pour fonctionner, il doit rester aveugle aux processus de réorganisation des modes de domination. Les licenciements de masse, le développement de la flexibilité, la fragmentation du tissu productif et celle de l'emploi, sont liés à la question du contrôle social et à celle de la concentration économique. Leur prise en compte simultanée est indispensable pour mener à bien l'analyse des changements dans la sphère du travail, où la menace d'exclusion, la pauvreté et le risque de précarité sont devenus centraux. » (pp. 89-90)
4. « On peut s'interroger sur la manière dont quatre concepts essentiels, prospérité et démocratie, compétitivité et flexibilité, sont utilisés dans ces études pour aboutir à la conclusion que la flexibilité contribue à la prospérité de tous et à la démocratie. Ces concepts fonctionnent par couples et s'articulent de la manière suivante :
1 – Prospérité et démocratie : la prospérité est nécessaire et bénéfique pour tous. Elle est une condition de la démocratie, elle la sert.
2 – Prospérité et compétitivité : la prospérité ne peut être atteinte qu'en améliorant la compétitivité.
3 – Compétitivité et flexibilité : pour améliorer la compétitivité il faut flexibiliser, enlever les rigidités du régime salarial fordiste, changer les formes d'organisation du travail bureaucratisées qui ont bloqué la croissance.
4 – Flexibilité et démocratie :
puisque la flexibilité permet d'améliorer la compétitivité,
puisque la compétitivité amène la prospérité,
puisque la prospérité contribue à la démocratie,
alors la flexibilité sert la démocratie.
Le raisonnement paraît logique mais c'est un syllogisme dont la conclusion n'est pas justifiable, même si l'on peut comprendre que la "souplesse" et les politiques patronales et étatiques de flexibilisation sont sans cesse en quête de légitimation.
[… déconstruction du syllogisme jusqu'à l'argument final] :
On ne peut rejeter le désir d'une plus grande prospérité, d'une plus grande démocratie, si chacun en bénéficie. Là est bien le problème. Lorsque l'on est confronté à des processus croissants d'exclusion, de précarisation, d'exploitation, de paupérisation, il devient de plus en plus difficile de croire que ce ne sont là que des sacrifices temporaires sur le chemin de la croissance. Il devient de plus en plus difficile d'adhérer à l'idée que la recherche de la prospérité et la course au leadership mondial conduisent effectivement à un monde meilleur et plus démocratique. » (pp. 95-97)
5. « Le concept de précarisation sociale met en perspective un double processus : l'un, la précarisation économique, résulte de la flexibilisation salariale et des restructurations productives ; l'autre, l'institutionnalisation de l'instabilité, procède des transformations législatives afférentes au travail et à la protection sociale. La précarisation sociale rend compte de deux tendances qui évoluent dans le même sens au lieu d'être contradictoires si l'on suit l'hypothèse démocratique sur le rôle de l’État social compensateur des inégalités produites dans et par le système économique. C'est là que se situent les limites du consensus sur la flexibilisation, et les mouvements sociaux apparaissent à ce croisement. Cette perspective interroge la légitimité des évolutions contemporaines du point de vue des principes démocratiques. » (pp. 131-132)
6. « L'histoire de ces femmes montre que la précarisation remet en cause la possibilité d'exister d'une manière autonome, protégée par des droits sociaux et par l'accès à l'indépendance économique. Le travail salarié est un élément essentiel de ce droit à l'existence individuée que les femmes ont mis longtemps à conquérir. Elles vivent ici, de l'intérieur, leur éviction mais aussi leur entrée dans les luttes collectives. La question du dévouement et de la solidarité est transversale aux trois récits. Contrairement aux idées reçues sur la montée contemporaine de l'individualisme, on voit ici des femmes qui investissent une sphère de solidarité élargie au-delà de la famille, un processus d'entraide, de luttes sociales contre l'injustice : elles y sont actives et critiques. » (p. 195)
7. « Alors que le concept de disponibilité permanente a été forgé pour décrire la condition féminine, n'est-il pas transposable aux cadres du privé ? Ce rôle d'épouse de l'entreprise est fondamentalement masculin, car exclusif des femmes qui continuent à assumer prioritairement les charges domestiques, ce qui rend difficile la concurrence avec les hommes dans leur rôle de cadres dévoués. Difficile d'être deux fois épouse. Pour les cadres-hommes, l'exigence première est de faire passer au premier plan les intérêts de l'entreprise plutôt que ceux de la famille, contre rémunération. Mais pour les petits cadres cette rémunération ne suit pas. […] Dans ce modèle d'intensification du travail, la menace du chômage, le vécu de la précarité, l'appât d'un emploi stable et celui de la promotion sont des éléments moteurs de l'investissement salarial. » (pp. 229-230)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]