[Une vie de combats | Léon Chertok, Isabelle Stengers, Didier Gille]
Quel pari que de fondre en un seul volume une biographie de Léon Chertok le résistant, et Léon Chertok « combattant » contre les psychanalystes, en particulier contre les lacaniens français, d'abord pour construire des ponts autour de la psychosomatique entre les pavloviens soviétiques et les freudiens occidentaux, ensuite pour redonner ses titres de noblesse à l'hypnose et à la suggestion au sein de la cure analytique ! Ce combat s'est apparenté, jusqu'à la fin des années 80 et au décès du protagoniste, à un vrai pugilat : du sarcasme de Jacques Lacan envers son analysant relatif à son engagement antinazi : « Mon vieux, vous vous êtes fait couillonner », aux attaques de Catherine Clément pour avoir fait paraître, dans les actes d'un congrès Est-Ouest, un texte d'Althusser sur la psychanalyse que les Parisiens avaient persuadé son auteur à retirer, à l'offense d’Élisabeth Roudinesco : « Pour qui vous prenez-vous ? » assortie d'un ostracisme indéfectible des Sociétés psychanalytiques. Malgré ou peut-être grâce à cette exclusion, Chertok a continué d'expérimenter avec ténacité et ferveur l'hypnoanalyse qu'il a conçue : si cette activité lui a permis de remettre en discussion certains dogmes de Freud et/ou de ses successeurs, de redécouvrir des pages censurées de Ferenczi, et aussi de s'associer à des « alliés inattendus », en particulier François Roustang, Didier Michaux et quelques philosophes, éthologistes et ethnologues, il n'a revendiqué ni l'élaboration d'une nouvelle théorie, ni de stupéfiants succès cliniques. Au contraire, dans une démarche qui ressemble à la maïeutique de Socrate, il a proclamé qu'il ignorait le fonctionnement de l'hypnose et les raisons de son éventuelle efficacité, mais en même temps il défiait quiconque à nier le « non-savoir » des psychanalystes. Progressivement, il est parvenu à mettre en place une transdisciplinarité à même de prendre en compte les manifestations les plus disparates de la transe, y compris les expériences de tétanisation des animaux, qui n'ont donc rien à voir avec la conscience ni avec la suggestibilité individuelle.
Cet ouvrage lui-même semble inspiré par cet esprit de collaboration. Sa forme est un hybride entre l'autobiographie et la biographie : les parties du texte rédigées à la première personne sont clairement reconnaissables par une typographie qui les distingue des parties des deux autres co-auteurs : Isabelle Stengers et Didier Gille, ainsi que ces celles qui se réfèrent à d'autres auteurs et témoins convoqués. Le rôle des co-auteurs n'est absolument pas celui d'intervieweurs qui ne seraient là que pour faire développer les idées et les souvenirs de Chertok, ni de contradicteurs ; ils intègrent, commentent, discutent, contextualisent sur un plan paritaire les paroles de Chertok. Cette parité est particulièrement agréable à lire. Si les chapitres relatifs à l'hypnose et à la psychanalyse semblaient être les plus propres à caractériser l'auteur, ceux qui les précèdent m'ont apporté un surcroît d'informations inattendues tout à fait passionnantes sur la région d'origine de Chertok, cette « Litwakie » disputée entre la Russie, l'Allemagne et la Pologne (aujourd'hui sa ville de naissance est située en Biélorussie) mais habitée jadis majoritairement par des Juifs qui ont pratiquement tous disparu, ainsi que sur la vie quotidienne dans la clandestinité d'un résistant à Paris durant l'Occupation, lorsque les étrangers (en particulier les Juifs) étaient plus actifs que les communistes français (obéissant aux ordres de Moscou) et les gaullistes encore tout à fait inexpérimentés et désorganisés.
Table :
1. Lacan et Madeleine
I. EUROPES
2. En France
3. La Litwakie
4. Prague
5. La guerre
6. L'Occupation
II. LA RESISTANCE
7. La section juive de la MOI
8. Le choix du combat
9. La vie quotidienne d'un clandestin
10. Pourquoi réchappe-t-on ?
11. La Libération
III. EST-OUEST
12. Délires d'après-guerre
13. Après Staline
14. Français, Russe, Litwak
15. L'inconscient à Tbilissi ?
16. Après Brejnev
IV. PSYCHOSOMATIQUES
17. Au pays des hôpitaux
18. La galaxie psychosomatique
19. Ruptures
20. Expérimenter
21. Naissance d'un hypnoanalyste ?
V. PSYCHANALYSES
22. Suggestion au long cours
23. « Pour qui vous prenez-vous ? »
24. Le cœur et la raison
25. Faire et défaire
26. Mythes
27. Le cuivre de la suggestion
28. L'avenir...
29. Des alliés inattendus
VI. HYPNOSES
30. Les frustrations de l'hypnose
31. Du magnétisme à l'hypnose
32. L'hypnose inquiétante
33. L'hypnose, fluctuations et multiplicités
34. L'hypnose transdisciplinaire
Retournements
Cit. :
1. « Il y a des lieux où les situations minoritaires créent un grand flux d'événements intellectuels et psychiques. Dans notre région, les Polonais, minoritaires, ont donné leurs plus grands poètes comme Miłosz et Mickiewicz, mais aussi le général Pilsudski. Cela est également vrai pour les Juifs. On peut dire que, dans un rayon de 150 kilomètres, sont nées toutes les personnalités qui ont promu l'État d'Israël. Et les grands peintres juifs comme Chagall ou Chaïm Soutine, ils sont tous nés là-bas. Mais aussi presque tous les Juifs révolutionnaires comme le maréchal Iakir Berlovitch ou Litvinov. Zamenhof, l'inventeur de l'esperanto, est né à Bialystok.
Mais pourquoi ont-ils produit plus de figures marquantes que les Juifs d'ailleurs, alors qu'ils étaient minoritaires partout ? Je pense qu'il ne suffit pas d'être minoritaire pour que les conditions d'un certain épanouissement soient réunies, il faut que le sens de la minorité devienne multiple, j'ai du mal à expliquer ça... » [David Mitré in : « La Litwakie », p. 55]
2. « Je sais qu'à l'époque je me suis demandé ce que devait être la vie dans un camp soviétique pour détruire un homme tel que lui. Mais je n'ai pas été plus loin. C'est cela l'aveuglement, et le pire c'est qu'on se croit lucide. Cela ressemble à ce qui arrive quand quelqu'un exécute une suggestion post-hypnotique, et qu'on lui demande pourquoi il vient de faire l'acte incongru qu'on lui avait suggéré. Il ne va pas dire : "Je ne sais pas ce qui m'a pris..." Il va sortir une histoire plus ou moins compliquée prouvant que son action était tout à fait logique. Nous étions tous comme ça : la vérité du stalinisme était claire mais nous "rationalisions". Il aurait suffi de "s'éveiller" pour que tout s'écroule. Pour certains, l'éveil est venu avec les révélations du XXe Congrès, quand ils ont dû faire face aux crimes commis par Staline ; et quelques-uns en sont morts. En Pologne, on dit qu'il y a un cimetière plein de victimes du XXe Congrès. » [Chertok in : « Délires d'après-guerre », p. 182]
3. « L'hypnose m'a rendu sceptique quant aux distinctions entre symptôme de conversion et symptôme psychosomatique. Je ne dis pas que la structure psychologique est la même, mais l'hypnose permet de lever une paralysie de type hystérique – c'est même cela qui lui a valu l'intérêt de Freud lors de son séjour chez Charcot –, et elle permet aussi de produire, par suggestion, des symptômes purement somatiques, comme la fameuse vésication sur laquelle nous reviendrons. Voire même de produire une modification des réactions immunologiques. Avec l'hypnose, il est difficile d'ignorer que les distinctions théoriques entre symptôme hystérique et trouble psychosomatique sont des cache-misère, qui donnent l'impression qu'on comprend. […] En particulier, le piège serait de dire que, puisque dans les symptômes de conversion hystérique le corps est censé "parler", exprimer un conflit, ces symptômes sont, par définition, curables par la psychanalyse. Il n'y a pas de privilège de la psychanalyse. » [Chertok in : « La galaxie psychosomatique, p. 247]
4. « Il y a aussi le fait qu'en hypnoanalyse le patient sait qu'il est sous hypnose. Il n'essaie pas de lutter contre les sensations corporelles qui se produisent, et il sait aussi que l'écoute du thérapeute sera différente. En analyse, si on dit à son analyste : "J'ai l'impression que mon corps flotte", il y a toutes les chances qu'il s'intéresse à la raison pour laquelle on lui a dit cela à ce moment-là, ou, s'il est lacanien, qu'il sorte un horrible calembour. Dans les deux cas, le matériel qui aurait pu surgir de cet état restera enfoui.
En fait, je suis de plus en plus convaincu que l'hypnoanalyse se définit, qu'il y ait ou non induction d'un état hypnotique, par le fait que le thérapeute sait qu'il peut, parfois, provoquer un changement, mais qu'il n'a pas, en tout cas, les moyens de comprendre pourquoi. Pour moi, l'hypnoanalyste est d'abord quelqu'un qui est sensible à la multiplicité incontrôlable des facteurs qui jouent dans la cure, et qui est capable de vivre son impuissance à comprendre sans la refouler derrière des théories. » [Chertok in : « Naissance d'un hypnoanalyste », p. 276]
5. « Les théories behavioristes sont simplistes comme étaient simplistes les théories psychiatriques que Freud a critiquées. Et pourtant, il est impossible de dire que ceux qui y croient n'ont pas de résultats, ou que ces résultats sont essentiellement différents des résultats obtenus par les psychanalystes. D'après les enquêtes américaines, le type de psychothérapie utilisé – et on en compte plus de quatre cents aujourd'hui aux États-Unis – n'est pas un élément très important dans le succès ou l'échec d'un traitement, qui semblent dépendre d'abord de la motivation du patient, et ensuite de la personnalité du thérapeute ! C'est cela, la véritable blessure narcissique.
Évidemment, on peut discuter méthodologie, expliquer que l'on compare l'incomparable. Il n'empêche que les espoirs de Freud, qui croyait en une efficacité privilégiée de la psychanalyse, ont été déçus. Quand je suis méchant, je renverse une phrase célèbre de Freud qui prévoyait qu'il faudrait, dans certains cas, mêler à l'or de l'analyse le cuivre de la suggestion : je dis alors que l'on mélange en réalité l'or de la suggestion au cuivre de l'analyse... Mais bien sûr, Fred, lui, pensait savoir ce qu'est la suggestion, alors que moi je sais simplement qu'elle est l'élément incontrôlable qui est le trait commun de toutes les psychothérapies, depuis la plus naïve des techniques behavioristes jusqu'à l'analyse la plus sophistiquée... quand elles réussissent. » [Chertok in : « Le cuivre de la suggestion », p. 328]
6. « Quand Léon Chertok discute avec les psychanalystes, il est difficile de reconnaître celui qui, pendant la guerre, fut un agent recruteur de talent : il ne tente pas de séduire, d'obtenir un accord, fût-il superficiel, mais emploie au contraire les arguments les plus propres à scandaliser ses interlocuteurs. Il les somme en quelque sorte d'abjurer, et s'expose par là même à l'accusation de maintenir fermé, par son agressivité, par son obstination à exiger la reconnaissance d'une vérité blessante, et qu'il rend aussi blessante que possible, l'avenir pour lequel il dit lutter. Mais comment faire autrement lorsque le rapport de forces est défavorable, lorsque le moindre compromis peut rendre sa vigueur au traditionnel cliché : l'hypnotiseur prend le pouvoir, le psychanalyste est au service de la vérité ? Si Léon Chertok, le séducteur, se fait désagréable, obstiné, brutal, c'est pour assurer que ceux qu'il réussira à intéresser sont capables, comme lui, de faire la différence entre ce que la psychanalyse a effectivement inventé, la recherche de la vérité comme instrument thérapeutique, et ce qu'elle aurait aimé inventer, la thérapie comme instrument de recherche de la vérité. » [Isabelle Stengers – Didier Gille in : « L'avenir... » p. 341]
7. « Léon Chertok était heureux. Ce jour-là [le 28 mai 1986, premier séminaire "transdisciplinaire" sur l'hypnose], aucun savoir définitif à propos de l'hypnose ne fut construit. Au contraire, les problèmes sans réponse proliférèrent joyeusement. Les sorciers vaudous, les chamans, les maraîchers au volant, les explorateurs des états de conscience modifiés, les mystiques, les poules, les vanneaux et les hystériques envahissaient la salle. Ce jour-là, le non-savoir que revendique Léon Chertok à propos de l'hypnose démontra sa fécondité, mais aussi ses vertus affectives. Des spécialistes qui normalement coexistent sans se parler trouvaient le courage de reconnaître que les concepts qu'ils manient dans leur discipline n'ont pas seulement pour fonction de traduire un savoir, mais aussi de repousser les autres disciplines, d'assurer l'autonomie de leur champ. » [Isabelle Stengers – Didier Gille in : « L'hypnose transdisciplinaire », p. 407]
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