Cet essai touffu et complexe a pour objet l'analyse sociologique des manières dont le capitalisme consumériste (autrement dit néolibéral) a métamorphosé les relations sentimentales – en parallèle avec la révolution sexuelle à partir des années 60, et grâce également à la révolution technologique opérée par l'hyperconnection des années 2000 (cf. l'application Tinder) – dans un sens qui provoque la destruction des liens d'intimité durables, une incertitude ontologique sur la valeur des acteurs ainsi que sur leurs désirs et conséquemment sur l'avenir de la relation, et enfin des nouvelles formes d'inégalité de genre au détriment des femmes. Une telle évolution, dans une logique de libre marché dérégulé des relations, comporte l'accroissement de la liberté sexuelle, mais se paye en contrepartie par une diminution de l'égalité et par l'ébranlement des fondements de l'estime de soi. Ce processus, appelé « capitalisme scopique », en relation avec une exposition – l'autrice n'ira pas jusqu'à dire « exhibition » et n'en tirera donc pas les conséquences psychanalytiques en termes de perversion par cause de dé-subjectivation – du sujet économico-sexuel, de son corps sexualisé, de son désir voire de sa jouissance, ce capitalisme scopique donc « crée un type d'identité particulier où l'économie et le sexe s'imbriquent et se complètent mutuellement » (p. 310).
En vérité, les prémisses de cette démarche d'articulation entre le système économique et les relations amoureuses existaient déjà dans le concept d'anomie introduit par Durkheim dans Le Suicide (1897), où l'autrice rappelle opportunément qu'il s'applique à « l'homme célibataire », ainsi que dans le célèbre essai de Zygmunt Bauman, L'Amour liquide : de la fragilité des liens entre les hommes (2003), cité fugacement. Mais dans ce traité imposant et à l'appareil bibliographique impressionnant, cette articulation du capitalisme consumériste avec le « capitalisme scopique » se développe de la manière suivante.
Dans le chap. introductif est posée la pertinence de l'approche sociologique (contre l'hégémonie épistémologique de la psychologie) appliquée au choix, et en l'occurrence au refus ou à l'impossibilité d'opérer un choix amoureux, qui est appelé « choix négatif » ; il est aussi question de la critique de la liberté en amour, liberté apportée par la révolution sexuelle qui aboutit sur ce qui est défini le « non-amour ».
Le chap. II, « La cour amoureuse et l'émergence des relations négatives », a pour objet la comparaison du mariage traditionnel ritualisé, endogame et patrimonial, fondé sur « la certitude » (déclinée en six aspects), avec un nouveau marché sexuel, dérivé de « la liberté sexuelle comme liberté consumériste », dans lequel hommes et femmes disposent chacun d'un « capital sexuel ». [cf. cit. 1 sur la sexualité et le marché de consommation et cit. 2 sur les métamorphoses de la sexualité par la libération sexuelle convergeant vers le nouveau marché sexuel].
Le chap. III, « Confusion dans le sexe », par l'affinité ou l'analogie entre l'interaction consumériste et le prototype du « casual sex » (« l'aventure sans lendemain »), commence à poser la question de l'incertitude, dans la forme d'incertitude des relations.
Le chap. IV, « Le capitalisme scopique et l'émergence de l'incertitude ontologique », à mon sens le plus intéressant de l'ouvrage, commence par introduire le concept de valeur économique et symbolique des hommes et des femmes ; cette valeur implique une évaluation et une dévaluation. Là surgit une asymétrie. En effet, les femmes se valorisent (par leur corps et par la consommation marchande) mais les hommes les « évaluent » en tant que consommateurs de leur valeur sexuelle qu'ils s'approprient [cf. cit. 4]. Dans ce même chap., l'incertitude est envisagée dans sa forme ontologique, c-à-d. quant à la valeur de l'individu au regard de l'autre [cf. cit. 3]. Naturellement, cette incertitude se répercute sur l'estime de soi et la confiance en soi, et elle donne lieu à des stratégies de défense.
Celles-ci sont explorées dans le chap. V, « Une liberté avec beaucoup de limites », dans le sens où elles vont avoir pour effet une certaine frilosité dans l'investissement émotionnel, aggravée par l'ambivalence entre volonté d'engagement et valorisation de l'autonomie. Plus généralement, ce chap. aborde la question des limites de l'analogie avec l'univers contractuel et il découle sur les « relations négatives » : indéterminées concernant le « choix » et éphémères. [cf. cit. 5]
Ces deux qualités caractérisent aussi « la fin de l'amour » : le divorce et la séparation, qui fait l'objet du dernier chap., « Le divorce comme relation négative ». Ici, sont explorées plusieurs causes et modalités de cessation de la relation et la dichotomie autonomie-attachement est ultérieurement explorée. En fin de chap. est également traitée la question de la « compétence affective » dévolue aux femmes, qui sont aussi demandeuses de « marchandises émotionnelles », telles les psychothérapies et autres pratiques de « développement personnel », car c'est à elles qu'incombe la gestion du « processus relationnel ». [cf. cit. 6]
Enfin la Conclusion ouvre sur la valeur politique de l'étude des dysfonctionnements des relations sentimentales.
Cit. :
1. « La sexualité a fourni au capitalisme une extraordinaire occasion de se développer car elle exigeait d'être constamment recréée ; de même, elle a fourni de multiples opportunités de production d'atmosphères sexy. La sexualité est devenue une plateforme culturelle pour consommer des biens solides et standardisés (par exemple, la lingerie, le Viagra ou le botox), des biens associés à une expérience (par exemple les cafés, les bars pour célibataires ou les camps de nudistes), des biens plus intangibles, comme les conseils thérapeutiques pour améliorer ses performances et ses compétences sexuelles, des marchandises visuelles (par exemple les magazines féminins ou la pornographie), et ce que j'appellerais les biens atmosphériques supposés créer une ambiance sexy. La sexualité est ainsi devenue un objet de consommation à multiples facettes, saturant à la fois la culture de la consommation et l'identité privée […]. Curieusement, ce n'est pas la sexualité qui est l'inconscient de la culture consumériste, mais la culture consumériste qui est devenue la pulsion inconsciente structurant la sexualité. » (pp. 76-77)
2. « Ces quatre transformations de la sexualité dans le processus de la libération sexuelle – l'immanence du corps sexuel récupéré par la consommation marchande et par la technologie d'Internet, la formation d'une catégorie de l'expérience fondée sur l'accumulation d'expériences sexuelles, le fractionnement de la rencontre hétérosexuelle en plusieurs directions possibles, et le passage à une éthique procédurale basée sur le consentement – constituent le nouveau terreau de la formation des relations hétérosexuelles. Toutes les transformations décrites ci-dessus ont rendu la sexualité très perméable aux valeurs, au vocabulaire et à la grammaire du marché, la transformant en un domaine d'affirmation de soi et en un terrain de lutte entre les hommes et les femmes. » (p. 87)
3. « Le sujet économico-sexuel est LE vrai sujet de la modernité. Il réalise son individualité à travers des besoins et des désirs, à travers des choix et, de plus en plus, à travers des non-choix qui se déploient dans une sphère de consommation saturée d'intimité et dans une sphère privée transformée en marchandise. […] Le désir sexuel produit une valeur économique, tandis que les marchandises deviennent indissociables de la production de désir sexuel. Les deux combinées, les formes d'action sexuelle et économique créent ce que j'appelle un hyper-sujet […]. L'hypersubjectivité repose cependant sur un paradoxe : elle active une incertitude ontologique, une incertitude quant à la nature même du moi. L'incertitude ontologique est la résultante de trois processus – la valorisation, l'évaluation et la dévaluation – qui sont tous les trois déterminés par la domination économique et symbolique encore très forte des hommes sur les femmes. » (pp. 140-141)
4. « Dans la société civile du capitalisme industriel, les hommes acceptaient que le corps des femmes soit à vendre, mais "uniquement" à travers le mariage et la prostitution. Le capitalisme consumériste a modifié cela. La structure sociale et économique régissant la sexualité […] a subi un processus généralisé de marchandisation qui se diffuse sur des marchés à la fois économiques et sexuels d'une part, sexuels et matrimoniaux d'autre part. Cette appropriation du corps féminin sexualisé constitue une expropriation de valeur au sens de Marx : une classe d'individus – les hommes – extrait de la valeur à partir du corps d'une autre classe – les femmes. Cela explique un trait paradoxal de la situation sociale des femmes aujourd'hui : alors que le féminisme a gagné en force et en légitimité, les femmes se sont trouvé assignées de nouveau, à travers le corps sexuel, à des rapports de domination économique. » (p. 153)
5. « Les ressources psychologiques que les acteurs doivent développer dans une relation sexuelle et sentimentale font penser à l'acteur économique qui évalue les risques et les retours sur la valeur investie dans un environnement financier incertain. Alors que le capitalisme classique se définissait par des échanges directs d'argent (échanger ou produire des marchandises contre de l'argent), sous l'impulsion de la financiarisation de l'économie, la valeur et le rendement sont devenus de plus en plus incertains. Les acteurs économiques développent des outils mathématiques pour calculer les risques de leur investissement. […]
Les acteurs qui s'efforcent d'entamer et d'établir une relation essaient d'évaluer les risques, mais ils sont en fait souvent contraints par ce que les psychologues cognitivistes appellent des conflits non conscients quant à leur but, c'est-à-dire des situations où, de par la nature limitée des capacités cognitives, les acteurs se trouvent inconsciemment confrontés à des objectifs incompatibles qui mobilisent des stratégies incompatibles. […] En d'autres termes, les relations contemporaines portent en elles des conflits d'objectifs, comme la préservation de l'autonomie et de l'estime de soi d'une part, la recherche d'attachement d'autre part. » (pp. 228-229)
6. « […] Le développement du capitalisme consumériste n'est possible que par l'expansion et la prolifération des besoins, réels on non. Nous partons généralement du principe que la prolifération de ces besoins est d'ordre matériel […]. Pourtant, l'une des particularités du capitalisme après les années 1960 a été la prolifération des besoins psychologiques et émotionnels. Étant donné la manière dont l'économie consumériste s'est insinuée dans les moindres recoins de la subjectivité, le capitalisme s'est aussi développé à travers des marchandises émotionnelles […] ; il s'agit de services que l'on peut acheter pour changer et améliorer sa complexion émotionnelle. Cet aspect du capitalisme encourage les hommes et les femmes à se considérer comme un ensemble d'attributs affectifs à optimiser. Les relations sont le réceptacle principal des marchandises émotionnelles, un terrain où l'on consomme non seulement à leur commencement, mais aussi pour les maintenir et les améliorer. » (pp. 290-291)
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