Il y a environ deux mois, je m'étais réjoui de la découverte de l'essai de Mathieu Trachman, Le travail pornographique, qui abordait le côté de l'« offre » de la pornographie avec beaucoup de subtilité sociologique. La lecture du dernier ouvrage de Mona Chollet, Réinventer l'amour, m'a aiguillé sur ce remarquable témoignage qui affronte la pornographie du côté de la « demande », et de surcroît par la plume sensible, audacieuse, sincère et moderne d'une jeune autrice talentueuse. L'ouvrage conte chronologiquement la « vie pornographique » de la narratrice depuis sa première exposition fortuite à une image sur une revue « pour adultes » dans la maison de ses grands-parents, à l'âge de sept ou huit ans, jusqu'à sa consommation de trentenaire qui passe par les plateformes de « tubes » en ligne et par « Gone Wild Audio ». L'on peut donc lire cette succession de pratiques de la pornographie du point de vue de l'évolution des supports et donc de la disponibilité des contenus : la BD, puis les chaînes télévisées diffusant des émissions érotiques, puis l'évolution rapide depuis les premiers sites web des années 1990 jusqu'à la surabondance contemporaine des images et la recherche de l'autrice, par saturation, de formes alternatives de pornographie sur Internet, comme le hentai et les audios sus-cités. Cette chronologie révèle aussi ses propres « chemins de désir », qui se renouvellent et se précisent à mesure de l'épuisement de la puissance d'évocation fantasmatique des stimuli qui, à force d'être parcourus et exploités, provoquent « autant d'enthousiasme que le catalogue Camif de [ses] parents. » (p. 41) (!)
Par-delà son expérience individuelle, deux généralisations très intéressantes émergent du livre : d'abord la « vie pornographique » de l'autrice ne se confond jamais avec sa sexualité réelle, au point que, hétérosexuelle dans la « vraie vie », elle témoigne d'une préférence constante pour l'imagerie pornographique lesbienne. Le corollaire, mis en évidence également par Mona Chollet, est qu'il n'y a pas de contradiction entre la stimulation de fantasmes de domination, de violence voire de viol et l'opprobre que ces situations provoqueraient chez des femmes si elles en étaient victimes dans la réalité. Une grande partie du pouvoir fantasmatique des images pornographiques réside précisément dans le fantastique. Ce qui est rassurant par rapport à beaucoup d'alarmisme sur l'exposition des jeunes à la pornographie, lequel possède donc souvent comme un relent de moralisme puritain auquel je confesse avoir moi-même cédé autrefois.
La deuxième considération a trait aux cas de conscience des féministes consommateurs et consommatrices de pornographie, qui peuvent condamner la production pornographique pour des raisons de convictions ou d'idéologie mais ne pas être attirés par le porno féministe : « comme on peut être pour l'agriculture durable et secrètement adorer les Triple Whooper de Burger King. » (p. 78) (!). Une théorie afférente est offerte par l'idée de la transgression (cf. cit. 3 infra).
Une dernière mention mérite le choix du titre, intelligemment bi-sémique : la pornographie conditionne, selon l'autrice, de façon souvent latente et/ou inconsciente, le cheminement évolutif du désir ; et d'autre part, puisque l'incipit du livre nous indique que « les architectes appellent "chemins de désir" les sentiers qui se forment progressivement sous les pas des marcheurs, des animaux ou des cyclistes, à côté des infrastructures prévues pour eux », la nature nécessairement clandestine, peut-être préférablement transgressive de la pornographie dans le développement de la fantasmagorie individuelle est ainsi mise en évidence. Ce qui constitue une excellente perspective de dévoilement psychologique, complémentaire à celui qui est opéré par la sociologie, côté « offre »...
Cit. :
1. « Il y a quelques années, dans une soirée, j'ai rencontré une fille qui n'avait jamais vu de porno.
Jamais ?
Non.
Tu es contre ?
Non, c'est pas ça... je ne juge pas les gens qui en regardent. Mais... je ne voulais pas que quelqu'un décide pour moi de ce que j'imagine quand je fais du sexe.
Et ton mec ?
Ma copine.
Pardon. Ta copine. Elle n'a jamais vu de porno non plus ?
Si, si, bien sûr.
Et ça ne vous cause pas de problèmes ?
Si, bien sûr. Disons qu'on parle des langues étrangères. Mais ce n'est pas grave. Ce qui compte, c'est d'apprendre à traduire.
[…]
La fille a bu une gorgée dans son gobelet plastique et elle m'a demandé :
Toi, tu ne te demandes jamais ce que serait ta vie sans le porno ?
Si. Mais je connais la réponse. Extrêmement inintéressante. » (pp. 39-40)
2. « - […] Enfin bordel mais rends-toi compte ! Ça veut dire quoi, ça, sur ton rapport réel et vrai au patriarcat ? Est-ce que secrètement tu rêverais pas d'être leur complice ?
Euh... je sais pas... je crois pas... tu penses ?
AH OUI !!! Tes fantasmes de soumission c'est la marque de l'aliénation ma petite. C'est le désir des hommes qui est entré en toi à ton insu. Tu crois que tu fantasmes pépouze en liberté, alors qu'en fait t'es aliénée jusqu'à la moelle.
Je garde ça comme un secret d'État. Je me fais des copines féministes, je vais dans des manifs, je réfléchis à ce que je pense du voile, de la prostitution, je lis assidûment.
[…]
Et quand vient la nuit, je vais sur Revebebe, je clique sur "femme soumise" et je m'envoie en l'air […]. » (pp. 51-52)
3. « J'aimerais bien dire qu'un jour j'y viendrai [à la pornographie féministe]. J'espère. Ce serait une belle fin, édifiante et militante, pour ces chemins de désir. Mais au fond, je n'y crois pas vraiment.
J'en parle à une amie qui a une théorie. Je ne sais pas ce qu'elle consomme en matière de porno, mais je sais que son intelligence n'est jamais en défaut. Sur un quai de métro, elle me dit que le porno est associé à la transgression, que c'est ça qui le rend si attirant. "Mais un porno qui est aligné avec tes convictions, il n'est plus transgressif du tout, il est même complètement casher." Son métro arrive et elle saute dedans. Les portes se ferment et elle disparaît me laissant seule sur le quai à demander si mes chemins de désir sont condamnés à vivre en clandestinité. » (p. 79)
4. Excipit : « Je ferme l'ordinateur et je m'allonge auprès de mon amoureux endormi.
Dans le noir, je pense aux citadelles que je ne connais pas, aux ados qui découvrent sur Tumblr leurs premiers émois, aux vies pornographiques qui s'ébauchent sous les couettes, sur les téléphones, au 21e siècle.
Il y a tant de désirs à créer et à satisfaire, tant de chemins qui ne cessent de se faire.
Je pense aux palais qui ne cessent d'éclore et aux rencontres qui m'attendent encore.
De ces jungles qui ne cessent de pousser, l'écriture ne peut rien prendre, rien tarir, rien abîmer.
Et je m'endors le cœur léger. »
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