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[Lady Sapiens | Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner, Eric ...]
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Posté: Sam 05 Fév 2022 13:24
MessageSujet du message: [Lady Sapiens | Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner, Eric ...]
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[Lady Sapiens | Thomas Cirotteau, Jennifer Kerner, Eric Pincas]

Il y a du nouveau en paléoanthropologie et dans les études archéologiques sur le paléolithique ! En particulier, après la découverte d'une Vénus à Renancourt, en Picardie, en juillet 2019, la prise de conscience que ce site près d'Amiens représente un véritable « petit Pompéi paléolithique » d'il y a 27000 ans comportant un atelier de fabrication, une manufacture de statuettes féminines aux détails anatomiques sexuels exagérés – seins proéminents, fesses rebondies, bassin élargi, fente vulvaire marquée, pas de visage ni de bras, jambes coupées à la hauteur des cuisses. D'autres avancées techniques concernent une nouvelle méthode d'identification des sexes des squelettes, fiable à 95%, à partir des cranes par la morphologie de la cochlée, qui s'ajoute à l'os coxal (fragile) et à l'ADN, souvent abîmé et dont l'analyse est coûteuse. Enfin, et malgré toutes les mises en garde et les réserves émises jadis par Claude Lévi-Strauss sur la projection dans le passé des données ethnologiques, l'ethnoarchéologie, avec ses observations de plus en plus abondantes sur les chasseurs-cueilleurs actuels, vient parfois à la rescousse des préhistoriens au moins lorsqu'il s'agit de croiser des données ou d'interpréter des images préhistoriques – spécifiquement en ce qui concerne la reconstruction d'un porte-bébé dorsal, représenté sur des plaquettes dans le site de Gönnersdorf (Allemagne) et mis en correspondance avec un objet ethnographique amérindien (cf. p. 148).
De cet état des lieux, Thomas Cirotteau et Eric Pincas ont élaboré un projet de tournage d'un documentaire sur la femme de la Préhistoire, en se valant de l'expertise scientifique de Sophie A. de Beaune qui les a aiguillés sur différents chantiers de fouille dans plusieurs pays ; Jennifer Kerner a mis en forme de livre le documentaire intitulé lui aussi « Lady Sapiens », et Pascaline Gaussein a réalisé les précieuses illustrations des pièces archéologiques et des reconstitutions.
Les idées que nous nous faisons, en tant que profanes, des conditions de vie de nos ancêtres préhistoriques, et en particulier de la condition féminine dans ce contexte, remontent au XIXe siècle : aux premiers paléoanthropologues qui étaient tous des hommes, à des œuvres littéraires qui commençaient à être produites à la même époque et même à une certaine mode picturale développée par les peintres « pompiers ». Elles reflètent donc à la fois les préjugés sur les rôles de genre de la bourgeoisie de l'époque et aussi certains fantasmes sexuels masculins relatifs. Sans surprise, les découvertes scientifiques contemporaines, ainsi que l'attention portée à la condition féminine par les préhistoriens d'aujourd'hui qui comptent de nombreuses chercheuses dans leur rang, nous fournissent de Lady Sapiens une image très différente par rapport à ces représentations désuètes et sexistes.
Il apparaît une femme dont la physionomie n'a rien à voir avec les Vénus : dépourvue d'adiposité, musclée, de taille légèrement supérieure à la moyenne actuelle, Mulier Sapiens installée en Europe présente un fort métissage qui a renforcé son système immunitaire, notamment grâce au fameux apport de 2% de gènes néandertaliens ; elle a une couleur de peau foncée malgré les conditions climatiques de faible ensoleillement jusqu'au Néolithique (6000 avant J.-Ch.), lorsque sa peau s'éclaircit par effet du moindre apport en vitamine D de sa nouvelle alimentation agricole ; par contre elle a sans doute majoritairement les yeux bleus, qui ne semblent justifiés qu'en termes de sélection sexuelle (Evelyne Heyer).
Même avant l'invention de l'aiguille à chas, contrairement à la représentation pompière de « bêtes ébouriffées couvertes de peaux déchirées » (p. 60), les sépultures féminines (mais aussi masculines) font preuve de parures compliquées, de vêtures à strates faites de matériaux multiples y compris tressés, fastueusement ornés d'une multiplicité de bijoux de matières jugées précieuses conformément à leur rareté (principe économique...) venant parfois de plusieurs centaines de kilomètres du lieu de l'ensevelissement, de coiffures comportant des tresses et sans doute des couvres-chef – la Vénus de Buret (21000-17000 AP) semble porter « un anorak à capuche » ! (cf. p. 77) –, d'un usage savant de produits cosmétiques, en particulier de l'ocre, et autres végétaux ayant des fonctions thérapeutiques avérées, et probablement de décorations de l'épiderme – tatouages, scarifications, etc.
Contrairement au fantasme du rapt préhistorique, les pistages de l'ADN permettent d'identifier une très précoce socialisation de l'union sexuelle caractérisée par l'échange des femmes qui se déplaçaient de proche en proche (« patrilocalité »). Bien que l'on ignore les formes de manifestation d'affection, qui par ailleurs sont culturellement très variées dans le monde actuel, un dessin rupestre de silhouettes de profil stylisées peintes à l'ocre sur les parois rocheuses du site de do Boqueirão (Brésil, 15000 ans AP) nous fait rêver d'un tendre baiser (cf. p. 97)... Par ailleurs, de nombreux fragments attestent de mouvements de danse, confirmés par des instruments de musique souvent retrouvés à différents endroits ; sans parler des représentations de la sexualité et de la procréation qui sont très fréquentes dans de nombreux sites, y compris un dessin rupestre, « presque grandeur nature, [où] trois femmes dénudées, représentant potentiellement les "trois âges de la vie", se dressent sur la paroi de l'abri du Roc-aux-Sorciers (Vienne) » (cf. p. 113).
Les découvertes sur l'allaitement et le sevrage, en particulier les études de Vincent Balter sur les isotopes du calcium sur la dentition, ainsi que les traces de substances végétales abortives dans les fèces permettent d'établir que les femmes préhistoriques possédaient un contrôle efficace de leur fécondité ; par ailleurs, plusieurs chercheuses dont Kristen Hawkes ont étudié l'importance des contributions en nourriture, en connaissances et expériences, en soins prodigués à leurs descendants apportés par les « grand-mères », c.-à-d. par les femmes ménopausées, contributions comptabilisées à la hauteur de 30% des ressources nutritionnelles familiales.
Cela nous mène, par habile transition, à la thèse la plus controversée de cet ouvrage : au chap. 6 intitulé « Des femmes sur tous les fronts », qui concerne le travail féminin. Dans ce long chapitre, est d'abord défendue la thèse très neutre et crédible de la multiplicité des tâches exécutées par la femme préhistorique, bien au-delà de la représentation stéréotypée de la « cueilleuse », ménagère, obérée par une innombrable progéniture. Et jusque là, pas de problème, d'autant plus que nous avons découvert le porte-bébé dorsal qui lui laisse les mains libres, que nous avons corrigé le terme « cueilleuse » en « collectrice » permettant d'exprimer aussi le ramassage des coquillages et crustacés, la chasse de petits animaux par la pose de pièges, et que nous avons vérifié que l'apport calorique des chasses à gros gibier par lancement de sagaie n'était pas si déterminant en proportion. Dans ce chapitre nous découvrons aussi, par le site de Ohalo (19000 ans AP) sur les rives du lac de Tibériade (Israël), que les femmes ont été sans doute les « premières meunières de l'humanité » bien avant l'agriculture dont elles ont pu être les promotrices, qu'elles ont été aussi tailleuses de pierre à titre subsidiaire des hommes (cf. cit. infra), qu'elles ont possédé des savoirs artisanaux et médicaux essentiels, qu'elles ont eu un rôle avéré dans la pratique des arts rupestres. Le chapitre brosse donc le portait d'une « Lady Sapiens, une femme plurielle... », « hyperactive et polyvalente », travaillant en toute indépendance et bonne intelligence avec les hommes, aussi essentielle que ces derniers pour la vie familiale, sur la base des besoins contingents du groupe, de ses talents propres, sans lien de subordination sexiste et surtout... et là le bât blesse, sans division genrée du travail. En d'autres termes, par quelques phrases glissées ça et là à partir de ce chap. 6, est remise en cause à la fois la célèbre thèse d'Alain Testard (cf. par ex. Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs, 1986 et de nombreux travaux successifs) et, de manière implicite – bien que ce livre ne traite que de la préhistoire récente, du paléolithique supérieur et plus spécifiquement du solutréen et magdalénien –, les thèses évolutionnistes de la spécialisation dimorphique de certains organes (et caractéristiques phénotypiques) entre hommes-chasseurs et femmes-cueilleuses. Rien que ça ! Est-ce que cette démonstration est suffisamment crédible ? A mon avis, non ! Et, pis, elle est avancée de façon idéologique, me semble-t-il...
Admettons que la question se résume à ceci : Y a-t-il eu division sexuelle du travail a minima dans le sens de l'exclusion des femmes de la chasse du gros gibier, au propulseur, entraînant des déplacements sur de longs parcours, à la poursuite des proies ? Ou éventuellement, comme le défend Testard, exclusion de la chasse impliquant du sang versé et de la pêche impliquant une embarcation ? Sur une question ainsi circonscrite, le livre me semble même contradictoire. Il est question, (p. 154 et ss.) des lésions musculaires et tendineuses liées au lancer de javelot qui provoquent des « petits arrachements osseux » ; Sébastien Villotte (docteur en Anthropologie biologique en 2008) a étudié ces blessures aux articulations dans les squelettes paléolithiques et affirme que « ces blessés se révèlent être des hommes dans 95% des cas » (p. 155). Quand même... (Noter que 5% est précisément la marge d'erreur admise dans l'attribution du sexe des squelettes). Et les auteurs d'enchaîner avec la phrase suivante : « Un élément intéressant, mais qui ne permet cependant pas d'affirmer que seul l'homme était chasseur. » Un petit peu spécieux, dirais-je, même en ajoutant les précautions scientifiques du jeune chercheur sur l'étendue de son corpus et de sa spécificité géographique. Plus spécieux encore, lorsque l'on observe que dans cette même page est représentée, tirant une sagaie à l'aide d'un propulseur, une jeune femme !
Pourquoi idéologique ? Nous connaissons tous les implications qu'aurait le déni de la division genrée du travail. Puisque celle-ci est corrélée fortement au patriarcat, le pas est court entre la supposition d'une longue Préhistoire ne connaissant pas d'exclusion professionnelle féminine, Préhistoire caractérisée au contraire par une édénique égalité entre les sexes, pacifique, collaborative et efficace, et l'hypothèse engelsienne du matriarcat préhistorique qui est pourtant de plus en plus contestée scientifiquement bien qu'elle soit embrassée par un certain féminisme qui le regarde avec nostalgie et y voit un horizon possible.
Dans ce livre, il est significatif que, après ce long chap. 6, le chapitre conclusif est consacré aux « Femmes de pouvoir », où sont exposées dans un certain désordre les observations sur les sépultures somptueuses des femmes (cf. la Dame du Cavillon), des considérations sur les probables attributions chamaniques des femmes et enfin de multiples hypothèses sur les fonctions rituelles (ou prophylactiques ?) des Vénus à la féminité hyperbolique qui font émettre l'hypothèse notoire : « Et si Dieu était une femme ? ». La Postface, elle aussi, abonde dans ce sens, en ceci qu'elle est intitulée : « Lady Sapiens, si proche de nous », proche dans son hyperactivité et polyvalence, ça va sans dire...
En conclusion, il me semble que le livre pèche du même défaut qu'il dénonce dans sa démarche initiale : si le mythe est déconstruit d'une femme préhistorique ressemblant excessivement aux images sexistes du XIXe siècle et à ses fantasmes masculins, cette Lady Sapiens ressemble excessivement à nos aspirations féministes du XXIe siècle, qui ne sont pas sans récupérer, devant la misère du présent, le mythe du « paradis perdu de l'état de nature », si cher au XVIIIe siècle. Et si Lady Sapiens doit être tellement proche de nous, il est hélas plus probable qu'elle ait souffert d'inégalités, de discriminations et d'exclusion que ne l'est l'hypothèse inverse...


Cit. :

« [Michèle Julien, sur le site de Pincevent :] Juste à côté du coin "féminin", on a trouvé un petit amas de débitage qui est composé de "cassons" – entendez par là des petits bouts de pierre taillés de manière anarchique. Ces cassons étaient issus d'un galet qui a été volontairement éclaté : c'est tout à fait typique du jeu d'un enfant imitant les grands. On a l'impression qu'à côté de cette femme qui taillait le silex se trouvait un petit enfant qui a ramassé un silex lui aussi, et qui a tapé dessus n'importe comment pour faire comme sa mère ! Celle-ci a pu travailler dans cet espace tout en surveillant son enfant... » (p. 180)

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