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[Fils d'anar et philosophe | Dany-Robert Dufour]
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Posté: Mar 25 Jan 2022 15:42
MessageSujet du message: [Fils d'anar et philosophe | Dany-Robert Dufour]
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Dans cet entretien-fleuve, Dany-Robert Dufour répond au jeune philosophe Thibault Isabel, auteur notamment d'un essai sur Proudhon, sur sa vie et son œuvre. Il apparaît ainsi, depuis le personnage du père résistant de l'auteur ainsi que son implication dans les « événements » de Mai 68 y compris sa courte incarcération, que son parcours provenant d'un milieu populaire de province, ses études et ses premières publications dépassent largement la seule philosophie politique, s'étant d'abord orienté vers la la logique et l'épistémologie. J'ai appris en particuliers que ses premiers travaux avaient trait à la pensée unaire (avec une référence aux « boucles étranges » de Douglas Hofstadter, notion qui m'a fasciné il y a très longtemps) et trinitaire (à ne pas comprendre au sens chrétien mais linguistique-structuraliste). Néanmoins, dès lors, il entre en très nette opposition avec les penseurs post-modernes : Deleuze, Foucault, Derrida et aussi Bourdieu, sur un plan à la fois éthique et cette fois politique, puisqu'il démontre que, sans le vouloir, ils favorisèrent la désymbolisation (au sens lacanien) de la pensée et in fine l'avancée d'une nouvelle forme de libéralisme qu'il définit de libidinal.
Dans cet ouvrage, un espace important est accordé aux auteurs qui ont nourri sa pensée : Kostas Axelos, Marcel Gauchet, le psychanalyste Serge Leclaire, entre autres, ainsi qu'à l'attention que Dufour a toujours porté à la psychanalyse et notamment à Lacan. Je comprends donc mieux, à présent, l'articulation qu'il met en place entre certains concepts psychanalytiques, comme celui de perversion qui revient si souvent dans ses écrits, et sur l'importance des lectures que les post-modernes ont faites de Sade. J'ai appris également qu'il s'est précocement emparé de la notion de sérendipité et s'est même occupé de théâtre, en considérant Beckett comme un précurseur de la pensée du monde contemporain.
Naturellement, ses « chevaux de bataille » se retrouvent au fil des pages de ce livre : Mandeville et le remplacement des Lumières allemandes (Kant) par les Lumières anglaises (Adam Smith et les philosophes contractualistes) ayant permis une assise philosophique au libéralisme, son approche à la fois éthique et psychanalytique dans la critique de ce dernier, sa défense de la scholé, sa réfutation de la dichotomie conservateur-progressiste, et enfin ses positions opposées à la confusion entre sexe et genre prônée par une certaine « théorie des genres », ainsi qu'à toute ghettoïsation identitaire et culturelle.
En ceci, réside, me semble-t-il, le plus grand mérite de cet ouvrage : de résumer, en bref et dans les termes simples qui caractérisent un dialogue initié par un échange questions-réponses, fût-il retravaillé par écrit, l'essentiel de l’œuvre complexe d'un grand penseur, laquelle s'est déployée sur bientôt cinq décennies. S'y mêlent en plus des anecdotes biographiques qui n'éludent pas même la vie privée, pour rendre cette œuvre à la fois « incarnée » et plus légère. En bref, cet ouvrage constitue aussi bien une excellente porte d'entrée à la pensée de Defour pour tous ceux qui ne le connaissent pas, qu'un bon rappel de son évolution au fil des livres et en corrélation avec les circonstances biographiques, pour ceux qui en connaissent plusieurs sinon tous.


Cit. :


1. « Au moment de publier mes deux premiers livres, je commençais à comprendre que ces thèses "révolutionnaires" – celles de Deleuze, Foucault et Bourdieu – risquaient fort de dégager le terrain pour permettre l'imposition des thèses néolibérales dans la culture. Une drôle de révolution puisque, pour la mener à bien, Deleuze préconisait d'aller plus vite que le marché, alors que Foucault s'appuyait sur Hayek et que Bourdieu se fondait sur Becker, deux tenants officiels de l'école néolibérale de Chicago. Beaucoup de jeunes soixante-huitards, dont j'avais été, étant tombé sans coup férir dans le panneau, j'imaginais qu'il fallait changer de terrain.
Je ressortais de cette interrogation avec deux questions. 1° Nos maîtres avaient-ils été quelque peu pervers ? 2° Si oui, pourquoi alors, moi, je ne tombais pas dans leur panneau ? Réponse à la première question : Oui, ils furent un peu pervers. Quant à la seconde, j'avais la réponse : n'ayant pas eu à tuer mon père, je n'avais pas besoin de maîtres pour le remplacer. D'autant que leurs propositions étaient spécieuses. » (pp. 85-86)

2. « Cette déconstruction s'inscrivait explicitement dans le prolongement de l'assaut heideggérien contre la métaphysique occidentale mené dans les années 1930. Dans ces années, il avait pour visée de faire place nette pour l'installation de l'idéologie nazie. Trente ans plus tard, dans les années 1960 et 1970, il servit, fût-ce à son corps défendant, un autre objectif : faire place nette pour l'idéologie néolibérale. Je ne dis pas que ce fut un complot, mais ce fut une concomitance. Les pensées de Deleuze, Foucault et Bourdieu contribuèrent à saper toutes les institutions de la modernité issues des Lumières. Celle de Derrida fissura les bases mêmes de la métaphysique occidentale, où ces institutions reposaient. » (p. 88)

3. « À l'ancien ordre moral qui commandait à chacun de contenir ses pulsions et ses désirs, s'est substitué un nouvel ordre incitant à les exhiber, quelles qu'en soient les conséquences. J'analyse le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui comme le résultat du renversement de la métaphysique occidentale, qui s'est effectué en un siècle entre la philosophie puritaine de Pascal et la philosophie putaine de Sade. Sade avait tellement bien donné à voir ce que serait un monde soumis au principe de l'égoïsme absolu qu'il avait fallu l'emprisonner vingt-sept ans de sa vie et l'enfermer pendant deux siècles dans l'enfer des bibliothèques. J'explore en détail le retour de Sade, d'abord masqué, puis à découvert au XXe siècle, et le monde qui en résulte. Je tente enfin d'indiquer quelques voies pour sortir de ce nouveau piège (a)moral. » (p. 126)

4. « Toute – je dis bien "toute" – œuvre traitant de la raison pratique (qui se rapporte à la façon dont vous agissez avec vos semblables) comporte des maximes réglant l'action. Elles peuvent être explicites, implicites, conscientes ou inconscientes, mais ce dont on ne peut douter, c'est de leur présence. En d'autres termes, toute œuvre de ce registre implique nécessairement une morale. La seule question est de savoir laquelle. Car il est deux grands types de maximes : celles qui recommandent de considérer ses semblables (comme les maximes kantiennes) et celles qui recommandent de ne penser qu'à ses propres intérêts (comme les maximes libérales). Si, donc, un critique reproche à mes travaux de comporter une dimension morale, c'est parce que ces derniers n'affichent pas à ses yeux la bonne maxime. Il aurait fallu pour lui complaire qu'ils choisissent l'autre, une maxime égoïste, voire une maxime cynique. » (pp. 148-149)

5. « […] Je ne condamne pas nécessairement la perversion. Il peut y avoir une utilité de la perversion dans les époques de prévalence de la forme névrotique, lorsque les névrosés sont assemblés autour de leur grand Autre favori, en train de s'épuiser à répéter ad lib. les dogmes, les nombres, les codes, les valeurs et autres vérités "éternelles". Mais si la subversion perverse devient la norme, alors elle ne subvertit plus rien parce qu'elle ne se dialectise plus avec la névrose. C'est le cas aujourd'hui, les sociétés de névrosés sont de plus en plus dispersées et remplacées par des agrégats improbables d'ego où chacun ne rêve que d'imposer sa domination à l'autre. » (p. 205)

6. [Les cinq principes du Manifeste convivialiste (2013 puis 2020)] :
« - Le principe de "commune planète" signifie que nous partageons cette planète avec d'autres espèces vivantes. […](50 % de ces espèces ont disparu au cours des trente dernières années du fait des activités humaines).
Le principe de "commune humanité" signifie que, par-delà les différences de couleur de peau, de nationalité, de langue, de culture, de religion, de richesse, de sexe ou d'orientation sexuelle, il n'y a qu'une seule humanité […] ce qui s'oppose catégoriquement aux perspectives post-humanistes.
Le principe de "commune sociabilité" veut dire que les êtres humains sont des êtres sociaux qui ne peuvent s'épanouir que dans un cadre social commun (qui n'existe plus dès lors que 1 % de la population mondiale possède autant que le 99 % restant) […]
Le principe "d'individuation" soutient que la seule politique légitime est celle qui permet à chacun de déployer au mieux toutes les potentialités de son individualité singulière […]
Le principe "d'opposition maîtrisée et créatrice" précise que, si chacun a vocation à manifester son individualité singulière, il est inéluctable que les humains en viennent à s'opposer. Il s'agit donc qu'ils puissent le faire, non par la guerre, mais par la mise en place d'un cadre politique qui rend ces rivalités non plus destructrices, mais fécondes. » (pp. 227-228)

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