Dans un long récit-confession qu'il est sur le point d'envoyer à ses confrères carmes d'Avila en Espagne, un inquisiteur espagnol envoyé à Rome à la fin du XVIe siècle, le narrateur, raconte ce qu'il y a appris en matière d'exécution des hérétiques par le bûcher. L'image de couverture du roman et la quatrième de couverture laissent supposer qu'un rôle prépondérant dans l'intrigue est réservé à la mise à mort du plus célèbre des philosophes hérétiques italiens, Giordano Bruno, le 17 février 1600 au Campo de' Fiori à Rome, où trône une statue en bronze de celui-ci (érigée dans la foulée de prise de la ville par la monarchie italienne supplantant le pouvoir de la Papauté qu'elle veut ainsi condamner). L'éditeur laisse entendre que le célèbre écrivain hongrois Sándor Márai, opposant indéfectible des totalitarismes fasciste et communiste de son temps, a écrit ce roman en 1974 depuis l'Italie en prenant partie pour le héros de la libre pensée et contre la tyrannie de l'Inquisition, pour parler de son époque, comme cela a été fait souvent dans différentes récupérations anachroniques du personnage historique dans des contextes qui en vérité ne s'y prêtent guère.
Passionné de la pensée et de la vie du philosophe, théologien, astronome de Nola, séduisant par son immense érudition, par son pacifisme et son ambition de se faire l'intermédiaire sceptique et provocateur entre catholicisme et protestantisme dans une Europe encore meurtrie par les guerres de religion qu'il parcourt infatigablement, par ses mnémotechniques et pour avoir été sans doute le plus fin connaisseur d'Aristote de son temps, j'ai lu une excellente biographie par le philosophe italien Matteo D'Amico qui met en lumière, après une étude très approfondie des archives du procès contre Bruno, l'impartialité, la méticulosité, le soin que le Saint-Office employa dans la procédure le concernant qui dura sept ans et opposa au prévenu les esprits les plus vifs et les plus attentifs de l'Église. Le contraire des procès staliniens ou d'autres mascarades pseudo-judiciaires expéditives précédant les mises à mort politiques du XXe siècle.
Heureusement, le romancier hongrois ne tombe pas dans le piège. Pendant la moitié exacte du roman, le narrateur ne rencontre pas Giordano Bruno, mais il découvre un détail peu connu de la procédure : la nuit qui précède la mise à mort sur le bûcher, des « confortatori » laïcs et ecclésiastiques passent les dernières heures de la vie du condamné à essayer de lui arracher une confession sincère et la communion, voire même un désir véridique d'expiation, afin de lui assurer le salut éternel qui vaut bien plus, dans l'esprit de l'époque, que la peine d'être brûlé vif devant une foule excitée... L'écrivain situe ces personnages mineurs, en imaginant fort précisément leurs pensées, leurs motivations et leur statut social dans le cadre d'une confrérie historiquement attestée – et l'on reconnaît aux détails un sérieux travail sur les archives –, de même qu'il imagine à deux reprises des entretiens avec le Grand Inquisiteur, le cardinal Robert Bellarmin, qui comptent parmi les pages les plus saisissantes du roman.
Néanmoins, dans l'itinéraire biographique du narrateur, qui reste le personnage principal, la rencontre avec un Giordano Bruno à peine esquissé, d'abord avec ses confortateurs nocturnes, puis sur le bûcher, l'impénétrabilité de son visage imperturbable dans les deux circonstances, et la mise en parallèle de cette inexpressivité avec celle que le narrateur observe dans deux Pietà de Michel-Ange, constituent les moteurs de l'action du récit. Celle-ci se dynamise dans le dernier tiers du roman, notamment après que la personnalité et les hérésies de Bruno sont révélées par le truchement des propos que Bellarmin adresse au narrateur. Ainsi, c'est la représentation que le prélat présente de l'hérétique et non une opinion du narrateur – qui aurait été bien incapable de se la former tout seul – que l'auteur nous propose, en repoussant encore davantage une lecture facile qui pourrait identifier grossièrement la narrateur à l'auteur, ou laisser entendre un jugement anachronique de Bruno.
La narrateur demeure d'ailleurs profondément un homme de son temps qui, s'il récuse son « métier » d'inquisiteur, ne le fait pas pour les motifs qu'un contemporain pourrait lui attribuer.
Ainsi, le roman possède une finesse et une valeur propres qui n'ont rien à voir avec l'idéologie.
Cit. :
1. « Nous avons parlé de Savoir. Il était têtu, il répétait que l'homme irait plus loin avec le Savoir qu'avec la Foi... Quand je lui ai asséné la sainte vérité selon laquelle le Savoir veut seulement comprendre mais que la Foi rédime... et que la rédemption vaut plus que la compréhension... le contenu profond de la Foi est une grande Idée, l'Esprit Saint..., il a haussé les épaules et il a dit que tout Esprit qui s'identifie au Pouvoir se corrompt et devient implacable. Je lui ai fait patiemment remarquer qu'un jour viendrait où le Savoir aussi s'identifierait au Pouvoir et alors, le Savoir aussi se corromprait et deviendrait implacable. Il n'a pas répondu et il est resté longtemps silencieux... » (pp. 176-177)
2. « Je crois et je confesse aujourd'hui, en toute humilité, que la Créature est parfaite et que le Créateur a fait l'homme à son image. Mais je ne suis pas sûr que l'homme ressemble à ce que son Créateur voulait. Je ne suis pas sûr non plus qu'il soit tel que le diable l'a voulu. Je suis d'avis que, pour être un homme, un homme doit n'en faire qu'à sa tête. Qu'en sera-t-il alors de nous, pauvres et zélés inquisiteurs ? » (p. 252)
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