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[Le Harem des Lumières | Emmanuelle Peyraube]
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Posté: Ven 14 Jan 2022 17:39
MessageSujet du message: [Le Harem des Lumières | Emmanuelle Peyraube]
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Ce beau livre, de maniement un peu difficile mais agrémenté par un appareil iconographique d'une grande valeur, a le mérite de réserver une place égale, dans la construction du mythe du harem au XVIIIe siècle, à la peinture et à la littérature dans ses différents genres : récits de voyage, pièces de théâtre, contes, etc. Très vite, l'on s'aperçoit de l'ampleur de l'engouement de l'époque pour l'Orient ottoman en général et pour le harem en particulier ; mais en même temps de la nature totalement fantasmée de ces lieux et de ce mythe. De surcroît, ce fantasme se fonde sur un nombre très limité de sources iconographiques imaginaires, dont d'abord le Recueil de cent estampes représentant différentes nations du Levant (1714) dit Recueil Ferriol, par Jean-Baptiste Van Mour, ainsi que sur quelques documents textuels en grande partie fictionnels. D'emblée, il est clair que cet Orient imaginaire permet surtout à l'Occident de réfléchir sur lui-même à travers l'Autre fantasmé. Par ailleurs, dans les portraits de femmes européennes habillées en Turques des Van Loo, dans les turqueries d'un Jacques de Lajoüe et dans les tableaux érotiques de François Boucher, pour ne prendre que quelques exemples, cet Orient imaginaire n'est évidemment plus que le prétexte d'une recherche esthétique personnelle, d'un langage propre développé en fonction des goûts des commanditaires des œuvres d'art. Dans ce contexte, la personnalité par ailleurs assez extraordinaire de Lady Mary Wortley Montagu, dont l'écriture est un acte revendicatif et documentaire, voire véritablement politique, fait figure d'exception, et le livre lui donne le relief mérité. Dans le même ordre d'idées, une grande importance est accordée à Antoine Galland et à sa traduction des Mille et Une Nuits, qui eut une influence tout à fait exceptionnelle et de nombreux imitateurs.
En résumé, après un rappel introductif très opportun sur les relations politiques de l'Empire ottoman et de l'Europe au XVIIIe siècle et les influences culturelles mutuelles, cet ouvrage parle des peintres et des écrivains qui se sont penchés sur le harem ottoman, il décrit avec beaucoup de soin les textes et les tableaux, mais surtout, au détour de ces descriptions, il offre des réflexions d'un grand intérêt sur le climat intellectuel que l'on peut déduire de cet orientalisme avant la lettre, aussi bien d'un point de vue psychologique (rapport à l'Autre et à soi-même) que philosophico-politique (réflexion sur l'absolutisme et la tyrannie) que féministe (réflexion sur la domination des femmes et leur soumission notamment sexuelle). C'est ce genre de réflexions, bien entendu, que j'ai privilégié dans ma sélection de cit.



Table :

Introduction : « L'Orient, violence et opulence » -

- Tulipes et Lumières
- Le harem : ordre, violence et plaisir

Chap. Premier : « Carnets de voyage » -

- Un Valenciennois à Constantinople
- Les peintres voyageurs : Jean-Étienne Liotard, Antoine de Favray, Jean-Baptiste Hilair
- Retour d'Orient
- De vraies fausses images ?

Chap. 2 : « Voyageurs en Orient » -

- Partir en Orient
- L'absente
- Intérieurs orientaux : des perles en leur écrin
- Vies de harem
- Le harem ou la dépravation des mœurs
- Femmes au bain
- Voyager en images
- Les documents imaginaires

Chap. 3 : « Turqueries » -

- Antonio Guardi, le voleur d'images
- Turquerie et illusion théâtrale
- Le sérail galant
- Turqueries de favorites
- Et si l'on se déguisait ?
- La Turquie chez soi
- Turqueries royales

Chap. 4 : « Mille et Un Contes, Mille et Une Histoires, Mille et Un Harems » -

- « Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paraîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. »
- Les fées en Orient
- Palais enchantés, joyaux fabuleux et autres jardins extraordinaires
- L'Orient des métamorphoses
- Le sultan, violence et tyrannie
- La croix et le croissant
- Le harem, délices et horreur

Chap. 5 : « Espace, décors et personnages : construire l'image du harem » -

- L'espace du harem
- Tapis, chibouk et autre tchégour
- Le harem : le palais des cinq sens
- Les corps exotiques
- Occupations de harem
- Les hommes au harem
- L'Orientale : la femme-miroir

Conclusion : « Le Miroir oriental » -



Cit. :


1. « Pour les Européens, chapitrés depuis des siècles par l'Église sur les vertus du mariage monogame, l'existence institutionnelle d'un lieu dédié au plaisir sexuel masculin est sans doute une des réalités les plus troublantes de cet Empire ottoman. Le harem fait l'objet d'un double fantasme : pour les hommes, disposer d'innombrables esclaves ; pour les femmes, vivre uniquement pour satisfaire les désirs charnels de son maître. La curiosité est d'autant plus forte que les informations resteront toujours parcellaires et incomplètes. Parce qu'il est effectivement invisible, le harem ne peut se concevoir que dans le domaine de l'imaginaire.
[…]
Pour la première fois [en 1648, avec le Recueil de divers portraits des principales dames de la Porte du Grand Turc par le peintre Georges de La Chappelle], le spectateur a le sentiment d'entrouvrir les portes du harem impérial. Mais aucun artiste occidental n'a jamais pu s'y introduire. Ces illustrations naissent d'un malentendu ou d'un mensonge ; les peintres savent qu'ils représentent des femmes, des objets, qu'ils n'ont jamais vus et ne verront jamais. Le statut de ces images est double ; documents à vocation ethnographique, elles sont aussi un pur produit de l'imagination. Dans cette iconographie ambiguë, le spectateur cherche tout de même une parcelle de vérité. Puisque ces images existent, c'est qu'elles ont peut-être capturé ne serait-ce qu'un fragment de réalité. Il n'y a pas de fumée sans feu, serait-on tenté d'ajouter.
C'est donc à l'histoire d'un fantasme que nous nous intéressons et à la manière dont il a pu se manifester au cours du siècle des Lumières. » (pp. 14-15)

2. « Nos artistes choisissent vraisemblablement leurs modèles dans la société "franque" ou juive de Constantinople, en grande partie constituée de commerçants prospères qui ont adopté le mode de vie ottoman – à l'exception du harem. Ces Européens accueillent volontiers les peintres, à l'exemple de Francis Levett, et les introduisent dans leur milieu. Les artistes se trouvent alors face à de "vrais faux Ottomans" : vrais, car ils se conforment aux manières d'être des autochtones ; faux, car les femmes ne sont pas recluses. Dans cette communauté, croquis ou portraits sont toujours les bienvenus, et les harems vus par Van Mour, Liotard, Hilair ou Favray ne sont que les reconstructions hypothétiques réalisées à partir de scènes saisies dans ces intérieurs juifs ou "francs". […] Pourtant, il y a fort à parier qu'en Europe le spectateur n'y prête que peu d'attention. Ce qui fait la réputation de Liotard n'est pas qu'il mette en situation des femmes "franques" mais des Ottomanes auxquelles est attachée l'idée du harem. Si la comtesse de Coventry ou Madame Adélaïde se sont fait portraiturer par lui, ce n'est certes pas pour ressembler à l'épouse d'un marchand européen de Constantinople, mais bien à quelque beauté de harem. » (p. 33)

3. « On retrouve dans les récits de Tavernier et de Lady Craven les mêmes préjugés traditionnels : les femmes rivalisent entre elles par la richesse des parures et le raffinement des collations – faible distraction dans leur "prison" du harem –, où l'usage nocif du bain est cause d'un vieillissement prématuré et qui peut être l'occasion de pratiques que la morale réprouve. Lady Craven reste d'ailleurs sur le seuil de la porte avant de quitter sans regret "une vue aussi dégoûtante". Contrairement à cette attitude, Lady Montagu fait de nouveau preuve d'une ouverture d'esprit peu commune en se mêlant aux femmes du hammam. Vêtue de son habit d'amazone, c'est elle qui devient un objet de curiosité. Comme le harem pour les Occidentaux, le corset devient aux yeux des Turques une contrainte imposée par l'époux – une femme enfermée dans un harem, une autre dans un corset, quelle est la plus captive des deux ? Célébrant la liberté des corps et leur beauté, elle dénonce la vision européenne limitée à la seule appréciation du visage. Mary Montagu démontre avec force la relativité de tout jugement. Tout regard est subjectif. Toute civilisation peut paraître étrange à celui qui l'observe. Les voyageurs des Lettres persanes ne penseront pas autrement. » (p. 50)

4. « Toutefois, une question primordiale se pose : qui sont ces habitantes du harem ? Les récits donnent des réponses bien différentes : des fainéantes et des esclaves, selon Jean-Baptiste Tavernier ; les victimes d'usages barbares, selon le baron de Tott ; les "créatures du monde les plus heureuses", selon Lady Craven et Lady Montagu. Cette incertitude sur le sort des Orientales constitue l'un des éléments fondateurs du fantasme suscité par le harem. Les femmes y seraient-elles malheureuses ? L'hypothèse viendrait alors justifier la morale chrétienne, car dans un tel cadre dédié au plaisir de la chair le bonheur ne peut qu'en être proscrit. Les femmes y jouiraient-elles de la félicité et de la liberté ? Il faudrait subséquemment repenser l'ensemble des valeurs occidentales. Si le harem imprègne puissamment l'imaginaire du XVIIIe siècle, c'est qu'il interroge en profondeur la société européenne de ce temps. » (p. 59)

5. [Diderot au sujet de L'Odalisque brune, tableau de François Boucher, 1743-1745] :
« Car enfin n'avons-nous pas vu au Salon il y a sept à huit ans, une femme toute nue étendue sur des oreillers, jambe deçà, jambe delà, offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir, et y invitant par l'attitude la plus facile, la plus commode, à ce qu'on dit même la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse... N'en déplaise à Boucher, qui n'avait pas rougi de prostituer lui-même sa femme, d'après laquelle il avait peint cette figure voluptueuse. » (cit. p. 71)

6. « Chez Vien et ses amis pensionnaires de l'Académie de France, la mascarade conduit à la transformation ultime, le changement de sexe ; mais les visages indécis des modèles nous montrent la difficulté d'une telle transformation. Comment un homme, dont le rôle est prédominant dans la société du XVIIIe siècle, peut-il incarner l'Orientale, paradigme de la séduction et de la soumission ?
Le portrait turc, plus qu'aucun autre genre, favorise l'expression de multiples nuances. Comme l'Orient, combattu, admiré, méprisé, envié, le modèle demeure toujours insaisissable. S'il donne l'impression de s'offrir au spectateur, la façon même dont il se présente est un masque, familier et portant lointain. Comme l'Orient que l'on a l'impression de connaître, il se dérobe finalement toujours. À l'instar des enfants jouant à être quelqu'un d'autre, se déguiser en Turque peut être le début d'une exploration intérieure. «  (p. 84)

7. « La rareté de telles gravures [représentant Schéhérazade dans les Mille et Une Nuits, ouvrage à immense succès et sans cesse réédité depuis la traduction d'Antoine Galland] suscite bien des questions. Choix conscient ou inconscient ? Difficulté à admettre qu'une femme puisse tenir le seul discours raisonnable ? Impossibilité d'accepter que le bon gouvernement puisse émaner d'une réflexion féminine ? Le siècle n'est-il pas encore prêt à accueillir une prise de parole politique des femmes ? Schéhérazade nous fait irrésistiblement penser à Lady Mary Montagu dans sa volonté de prendre la parole à l'égal des hommes. Si le XVIIIe siècle accepte de remettre en cause le pouvoir absolu, il ne convient pas que ce soit par l'exhortation des femmes. Même la Révolution ne le tolérera pas. Si Schéhérazade est parvenue à faire entendre sa voix, elle ne parviendra pas encore à imposer son image.
Les enjeux des Mille et Une Nuits et du siècle des Lumières présentent une troublante similitude ; dans les deux cas il s'agit de redéfinir et d'humaniser le pouvoir royal. Les philosophes réfléchissent à de nouveaux modes d'organisation de la société ; les Mille et Une Nuits, avec ses héros et ses palais enchantés, proposent au tyran de devenir un monarque éclairé. Si la traduction de ces contes orientaux n'a bien sûr pas été programmée, elle ne pouvait cependant pas être plus opportune pour ouvrir ce siècle qui en France remettra radicalement en cause le pouvoir absolu. » (p. 100)

8. Excipit : « Au fond, ces Orientales diffèrent bien peu de nous-mêmes. Ce n'est qu'après réflexion que nous comprenons ce qui nous sépare. Quant aux peintres de turqueries, ils jouent au contraire de ce sentiment d'étrangeté et d'altérité pour nous attirer dans les charmes de leurs fantaisies orientales. Comme des enfants, on accepte de faire comme si... On entre alors dans le domaine du déguisement et de la mascarade où l'on peut s'amuser à se tromper soi-même et à tromper les autres. Cependant, lorsque le masque tombe, on est plus que jamais confronté à soi-même. Le thème du harem peut alors agir comme révélateur de notre véritable nature. Y faire un détour, c'est pénétrer dans le domaine du rêve, comme l'a si bien compris le peintre Lajoüe, mais c'est aussi comme l'a montré Beckford, avec Vathek, se révéler à soi-même et aux autres sans complaisance. Entrer dans le harem des Lumières, c'est accepter sa part d'ombre. »

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