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[Tenir | David Le Breton]
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Posté: Dim 14 Nov 2021 21:38
MessageSujet du message: [Tenir | David Le Breton]
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Table [avec appel de note des cit. infra] :

Introduction [1, 2]

1. Toute douleur est souffrance [3]

2. Quand la douleur devient chronique
Définir la douleur chronique – Évaluation de la douleur [4] – Relations aux médecins – Effets de relation [5] – Le "psychologique" comme solution à tous les échecs – Formulation d'un diagnostic.

3. Expériences de la douleur
Liminalité – Imposition de statut – Relations aux autres – Ruptures relationnelles – Recherche de l'isolement – Donner un sens [6] – Stress – Personnes âgées – Ambivalence des traitements – Sacrifier pour ne pas mourir – Aménagements – Ressources intimes pour le soulagement [7] – Techniques de sens – Transformation de soi [8] – Associations.

4. Phénoménologie de la douleur persistante
Une vie rompue – Une identité défaite – Redéfinition du lien social – Temporalité sociale – Un corps étranger à soi – La crainte de l'abîme – Altérité familière de la douleur – Un langage en souffrance.

5. La douleur chronique au travail
Taire ou dire la douleur – Ambivalences des collègues – Le soutien par le travail – Douleur persistante après un accident de travail – Attitudes des médecins du travail.

6. Addictions à la douleur
Vulnérabilités [9] – Mémoire incarnée – Incertitude médicale, souffrance des patients : exemple du syndrome fibromyalgique – Pathologies d'époque – Douleur nécessaire – L'enveloppe de douleur – Indifférence – Réticences à guérir – Douleurs chroniques : entre somatisation et sémantisation.

7. Pour une médecine de la douleur
Paradigme médical [10] – Subversion de la douleur – La théorie de la porte [11] – Personnaliser les soins – Thérapeutiques – Chaque douleur est unique [12].



Cit. :

1. « Les anciennes représentations culturelles associées à la douleur ont disparu, remplacées par une vision purement technique qui tend à démettre toute initiative de l'individu à son propos et à le déposséder de tout contrôle. Elle est désormais un fait privé, elle n'est plus aujourd'hui inscrite dans une représentation commune lui donnant un sens dépassant l'individu. Dépouillée des anciennes vertus morales d'attester la virilité, la soumission à Dieu ou le respect aux normes du groupe, elle se transforme en une cruauté pure, en une torture sans fin et sans raison. » (p. 16)

2. « Privilégier l'expérience de la douleur, sa phénoménologie, n'est pas un désaveu opposé à la médecine mais le rappel de ce qu'elle perd quand elle ne s'intéresse qu'aux indicateurs anatomo-physiologiques, à l'organisme, en oubliant de prendre en compte le sujet souffrant. À travers ces études sur la douleur, l'anthropologie restaure l'expérience du patient et rend sans doute le praticien plus attentif à sa plainte, à son histoire de vie, non sans bénéfice thérapeutique pour le patient, ne serait-ce que par le sentiment qu'il éprouve d'être pris en considération. Sa perception de la douleur, la manière dont il parle ou suggère son origine sont des indications essentielles pour les médecins engagés dans leur métier et soucieux de soulager. » (p. 20)

3. « La douleur n'est pas dans la lésion, elle n'est jamais le prolongement d'une altération organique. Elle est la conséquence d'une relation affective et signifiante à une situation. Elle est toujours une question de signification et de valeur, une relation intime au sens et non de seuil biologique. Elle n'est pas celle d'un organisme, elle marque un individu et déborde vers son rapport au monde, elle est une souffrance. […] Opposer la douleur, qui serait "physique", à la souffrance, qui serait "psychique", relève d'une proposition dualiste contraire à l'expérience. Toute peine corporelle est simultanément souffrance. » (p. 27)

4. « Le jugement médical n'est pas seulement descriptif ou évaluatif, il est surtout performatif en ce qu'il bouleverse radicalement l'existence du patient. Non seulement il modifie son comportement par les traitements qui en découlent, mais "un état social s'ajoute à l'état physique lorsqu'on assigne le sens de maladie à un malaise. C'est dans ce sens que le médecin crée la maladie, exactement comme l'homme de loi crée le crime, et que la maladie est une forme de déviance sociale distincte du point de vue analytique et empirique du simple malaise" (Friedson, 1984). Le médecin est en effet un "entrepreneur de morale", selon le mot de Howard Becker (1985), il fait basculer un symptôme du côté de la dignité sociale ou de la suspicion. » (p. 54)

5. « Le médecin en principe croit à son métier et à sa compétence, il pense que ses conseils ou ses ordonnances auront un impact salutaire sur son patient. "Lui-même réagit comme devant un placebo : il est gagné par la foi dans ses remèdes, son comportement envers les patients en est modifié" (Friedson, 1984). Toute prescription médicale suscite une double action : impact sur l'organisme, du fait de l'opération chirurgicale ou des propriétés pharmacologiques des médicaments, et prescription de sens qui accentue leur impact selon ce qui a été perçu des attentes du médecin. L'efficacité symbolique n'implique en rien la dimension psychologique de la souffrance, ni d'ailleurs que l'organicité ne soit pas en jeu, puisque c'est l'individu qui souffre et non son corps. Mais elle mobilise les ressources intimes de l'individu contre l'adversité. » (p. 68)

6. « Le patient doit se comprendre dans sa maladie, y trouver une accroche de sens. Le cabinet du médecin est le lieu où s'élabore un premier récit autour de la douleur, une recherche de ses causes qui n'en donnent pas nécessairement le sens mais fournissent une première explication. L'établissement d'un diagnostic donne prise à l'éventualité d'un soulagement, mais il n'en est souvent que l'étape inaugurale suivie d'une période plus ou moins longue de tâtonnements. Les conceptions de la douleur centrées sur une causalité biologique pure négligent d'intégrer la subjectivité et elles mènent souvent à des impasses. Le langage scientifique ne suffit pas à en épuiser l'énigme pour le patient en quête d'un autre récit qui répondra davantage à la question "pourquoi moi", elle donne une raison à la maladie mais laisse en suspens la question du sens. » (pp. 96-97)

7. « L'investissement narcissique de la zone douloureuse vide le moi. L'individu est tout entier resserré autour de sa peine. Son horizon de sens est sans cesse barré par l'organe ou la fonction dont il souffre. Tout son intérêt pour le monde, son investissement affectif, s'est replié sur soi dans une tentative paradoxale de se rassembler pour se protéger. […] Quand le médecin demande au patient comment il va, il répond en disant qu'il a mal au ventre, au dos, à la tête, etc. Comme si la douleur ôtait du corps une zone malencontreuse, mais la seule qui s'impose à son attention.
Dès lors que l'investissement sur la douleur se relâche par l'irruption d'une autre passion, le ressenti de la souffrance disparaît ou se réduit. » (p. 129)

8. « L'épreuve de la douleur bouleverse l'ancien rapport au monde, elle ramène brutalement au sentiment de soi et impose une interrogation sur le sens de l'existence, une fragilité inattendue est désormais inéluctable. Cette prise de conscience ouvre les yeux de certains qui s'efforcent de vivre autrement, d'alléger leur peine au fil du quotidien par des mesures appropriées, mais d'autres sont anéantis ou diminués. Ils refusent de trier l'essentiel de l'accessoire dans leur vie et s'obstinent à vouloir rester les mêmes hommes et les mêmes femmes dans la colère et le ressentiment de ce qui leur advient. La douleur est un révélateur redoutable des capacités ou non de résistance. » (p. 135)

9. « Certains patients sont souvent en quête de douleurs supplémentaires auprès de médecins complaisants, ils multiplient les interventions chirurgicales ou les examens pénibles. […] La douleur s'impose à eux comme le cadeau empoisonné d'un rapport inconscient à leur histoire personnelle, elle est le balancier qui les retient sur le fil de la vie. Sans elle, leur existence serait impossible. Des tensions irrésolues les empêchent de vivre autrement. Dans ce contexte particulier, la chronicité de la douleur les protège de contenus inconscients qui les mettraient à mal s'ils venaient à jour de manière impromptue, elle fixe des affects permettant le maintien du sentiment d'identité. Loin d'être destructrice ou annonciatrice de lésion, elle assure une fonction de sauvegarde. Elle diminue paradoxalement la souffrance propre à l'histoire personnelle. » (p. 194)

10. « [À partir de la Renaissance] le corps justement est le lieu de l'individualisation, la frontière qui distingue une personne de l'autre. Dans sa version moderne, il naît de ces trois divisions : l'humain est coupé de lui-même (son corps d'un côté et de l'autre son esprit ou son âme, voire même sa personne), il est séparé des autres (il devient peu à peu un individu : il n'est plus immergé dans un "nous autres"), et enfin il n'est plus solidaire du cosmos et de la création divine (il n'est plus qu'un amas de chair et d'os organisé selon les lois de la biologie). Le corps moderne est ce qui reste de ces trois retranchements, le lieu même de l'individualisation, c'est-à-dire de la coupure des individus. Et la médecine appuie sa démarche sur son étude minutieuse. » (p. 230)

11. « La douleur est une donnée plastique, susceptible de contrôle personnel. En conséquence, au plan thérapeutique, le soulagement cesse d'être essentiellement chirurgical ou pharmacologique, il ne se contente plus de contrer les activités physiologiques en les supprimant ou en les altérant, il mobilise d'autres ressources en invitant le patient à y contribuer activement. En d'autres termes, le degré de souffrance est modulé par les interventions médicales, les procédures de sens fondées sur la parole (psychothérapie) ou sur l'imagerie mentale comme l'hypnose, la sophrologie, ou des techniques du corps (yoga, massages, reiki, etc.). Si la perception de la douleur est déterminée par des données mêlant le physiologique et le psychologique, la tâche du médecin ou du malade n'est plus seulement d'agir sur un mécanisme qui serait le seul responsable du ressenti pénible, mais de mobiliser les ressources individuelles en multipliant les moyens d'action afin de repérer lesquels ont le meilleur impact de soulagement. » (pp. 242-243)

12. [En guise de conclusion] : « Certains domaines de compréhension exigent une sorte de science de l'unique : "Pourquoi n'y aurait-il pas, en quelque sorte, une science nouvelle par objet ? Une Mathesis singularis (et non plus universalis)" (Barthes, 1980). La douleur est une expérience de cette sorte, elle appelle une clinique attentive, centrée sur les détails de l'histoire de vie et sur une recherche autour de la plainte et d'une organicité qui prenne en compte un corps d'espèce, certes, mais qui n'appartient qu'au patient. Non seulement un corps d'enfance mais aussi un corps d'avenir. Il faudrait une théorie de la douleur pour chaque patient. D'où la nécessité d'une interrogation sensible à son propos, de la reconnaissance de sa plainte, d'une recherche autour de son histoire et notamment une élucidation des circonstances qui ont donné naissance à la douleur. Une telle approche centrée sur la personne et non plus seulement sur l'organisme impose aussi de plonger dans la dimension du sens que revêt pour lui son épreuve. » (p. 252).

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