Une nouvelle substance déferle sur les cités : La Donna, comprimé orange qui sort d'un entrepôt de pédophiles et pousse les jeunes des banlieues à une folie qui les fait se défenestrer. Ces garçons, Arabes, Antillais, Africains, ont tous un passé disloqué, un présent d'une violence démesurée, mais deux d'entre eux, à leur façon vindicative, mènent l'enquête avec un pas d'avance sur Musil, l'inspecteur ex-communiste en deux-chevaux Charleston et montures de lunettes assorties à ses chaussettes. Dans la lignée des vengeurs, il y a aussi la petite Youde, magnifique créature addicte de séduction et hantée par les démons de la Shoah. Et celui qui résoudra l'énigme, et fera justice par le bras armé de cette dernière, c'est le psychiatre-ethnopsychiatre N. T., le Pr Nessim Taïeb, alter-ego de l'auteur dont il partage, en sus des initiales, l'interprétation du déferlement de la nouvelle drogue en tant que guerre entre dieux, les méthodes thérapeutiques hétérodoxes appliquées aux jeunes, les savoirs hermétiques de sa propre tradition judéo-égyptienne ainsi que d'une multitude de traditions africaines de guérison sorcière. Enfin, l'âme noire du nouveau produit, de mèche avec les multinationales pharmas et avec un vicieux psychiatre-distributeur de psychotropes à l'échelle mondiale, affilié à la mafia colombienne autant qu'aux ONG de coopération médicale internationale, c'est un drôle de savant délirant, vulcanologue et obsédé sexuel, qui rêve d'être le nouveau maître qui pervertira les jeunes des banlieues pour en faire les recrues d'une nouvelle armée – qui, à l'époque de ce polar, 1995, ne pouvait pas encore être prise pour ce que certains qualifieraient aujourd'hui de « séparatiste »... Mais la drogue-divinité des sociétés traditionnelles, court-circuit des identités psychiques fragilisées dans un contexte de migration et de refoulement des ancrages trans-générationnels et traditionnels, ainsi que les principes généraux de l'ethnopsychiatrie de Tobie Nathan constituent les contenus théoriques qui transcendent la forme du polar et le style formidablement taillé sur mesure sur chaque personnage. On retrouve aussi quelques autres marottes des romans de l'auteur : les bolides, et la mise en scène de son alter-ego comme d'un splendide séducteur de donzelle.
Cit. :
1. « Une fois, il ne sait plus trop pourquoi, il s'est mis à raconter son histoire à un clodo, ancien prof de philo, à 6 heures du matin, dans un petit bistrot des Halles. "Tu comprrrends, chez nous, c'est la coutume, là ! Deux femmes, c'est rrrien ! Mon père, là, il en avait dix... il avait dix femmes. Dix !" Et il ouvrait les doigts de ses deux mains. "T'inquiètes, pépé, lui a répondu l'autre, le complexe de castration des assistantes sociales féministes et stériles, ça relève pas de la psychologie mais de la chirurgie !" Le grand Bara n'avait rien compris mais, pour la peine, il avait payé son café et son ticket-Loto et aussi le p'tit-blanc du petit Blanc déchu. » (p. 33)
2. « - Mais comment tu sais tout ça, Gueule-Cassée ? T'en as vu des meufs blacks sans leur truc ?
- La meuf au queum avec qui t'as fait la baston. Lui, y s'appelle Abdelkader, nous, on l'appelle Abdel... Ben, sa meuf, Fatou... On y'a coupé. Là-bas, en Mauritanie...
- Ah ? Et alors ?
- Alors, la Katz, elle l'a déshabillée, à poil... à l'infirmerie, à l'école...
- Ah ?
- Et puis, elle a appelé les keufs qui ont pécho les yeuves à Fatou...
- Ben ça ! Ben ça ! Pourquoi ?
- Ça, ch'sais pas, queum ! Ch'sais pas ! Sa mère et son père sont en tôle depuis trois ans... J'crois que les Séfrans, y préfèrent niquer les meufs avec leur truc. C'est pour ça, je crois. Ils voulaient se garder la Fatou pour eux, j'pense... Ouais ! Je pense qu'c'est pour ça...
- P't'êt qu'y voulaient pas qu'elle ait un dieu, les Séfrans... P't'êt qu'y voulaient pas de son dieu... puisque chez eux, les Blacks, leur dieu y leur demande de couper leur truc... C'est pour la mett' cont' son dieu... Hein, Gueule-Cassée, hein, qu'c'est pour la mett' cont' son dieu ? Hein ? » (p. 134)
3. « À part le Coca-Cola et les film de télévision, les riches disposent d'une arme à l'efficacité redoutable ; une sorte de poison insidieux qui pénètre les groupes les plus solidaires et les fragmente en autant d'individus devenus débiles. Cette arme, je vais vous révéler son nom. Elle s'appelle : Médecine et médicaments. Là où s'installe la médecine, les pauvres se multiplient et crèvent de faim, et les esclavagistes prélèvent leur bétail. Regardez n'importe quel pays : vingt ans après l'arrivée des Blancs, débarquent les médecins ; et vingt ans après l'arrivée des médecins, la population a double, s'est appauvrie, erre désormais dans les rues, dénutrie... […] Alors, les pauvres ont réagi ; ils ont répondu par une arme de la même nature ; vous la connaissez, celle-là ; vous, vous l'appelez : drogue. La drogue est la faille d'où vous pouvez apercevoir la guerre : et il s'agit d'une guerre des médecines. Notez-le sur vos tablettes ; notez-le bien : Toutes les drogues du monde riche sont des médecines des pays pauvres ! Là où il y a trafic de drogue, regardez : vous verrez une guérilla révolutionnaire – Afghanistan et Pakistan, Birmanie, Guatemala et là, en Colombie, j'ai nommé la valeureuse FARC... les Forces armées révolutionnaires de Colombie... » (pp. 155-156)
4. « - Tu crois qu'y peut nous dire pourquoi on ne connaît pas not'race ?
- Ni not' père...
- Ni l'école...
- Et pourquoi les assistantes sociales nous piquent à nos parents ?
- Pas à tous les queums des cités, quand même, seulement à nous, les Reubbes...
- Aux Blacks aussi, aux Blacks, n'oublie pas...
- Et pourquoi faut toujours qu'on rame pour se lever des meufs ?
- Et pourquoi Rachid s'est fait descendre par les keufs...
- Et son frère, aussi... son frère aussi s'est fait descendre durant une tentative d'évasion... et pourquoi Sylvain est mort d'overdose...
- Et Babacar qui s'est niqué le dentier su'l trottoir...
- Pourquoi l'Sida, c'est toujours pour nous... comme si c'était fait exprès...
- Pourquoi ça arrive qu'à nous...
- Ouais, ouais... et pas aux Séfrans !
- Pourquoi ça arrive maintenant...
- Et pas hier...
- C'est aussi arrivé hier, reprend une voix derrière eux, une voix harmonieuse et très haut perchée.
'Eïd et Corsaire se retournent d'un même mouvement, prêts à prendre la fuite. Et la petite Youde est postée là, vêtue de son jean moulant et de son gros perfecto, adossée contre la porte, souriante. » (p. 169)
5. « Si ce que je dis là est vrai, alors aucun de nos malades ne mérite les insultes dont le qualifient ordinairement ses psychiatres – "dément précoce", "paranoïaque", "délirant persécuté", "schizophrène". Tout comme Amokrane, ce sont des humains à la recherche de leur dieu ! […]
Vous vous demandez ce qui a conduit Amokrane au cataclysme désintégrateur, la perte de son dieu ? Qu'est-ce qui l'a rendu dense et lourd comme le monde bambara avant la fracture originaire ? Est-ce la lente usure de la vie quotidienne au pays d'accueil, comme vous le savez, faite de vexations, d'humiliations, de misère ? Est-ce la maturation de son fils aîné, grandi à la française et qui le toise du regard comme un sauvage ? Peut-être seulement la nécessité de fonder une nouvelle lignée, un nouveau monde, lui qui aime tant à parler des origines. Ne privez jamais qui que ce soit de son dieu... Mais surtout, ne privez jamais un enfant du dieu de son père, au risque de voir déferler sur le monde la nuit des origines... » (pp. 241-242)
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