Cet ouvrage de 2000 se présente non plus comme autobiographique mais comme une synthèse de trente ans de réflexions sur les drogues, les drogués et les toxico-thérapies. S'appuyant toujours sur de nombreux récits d'expériences vécues, particulièrement à Marmottan, auprès de toxicomanes, l'auteur opère notamment un retour à ses thèses initiales sur la nature triple des déclencheurs potentiels de l'addiction : le produit, l'individu et le moment socioculturel – le psychisme individuel n'étant plus placé en position centrale contrairement au précédent ouvrage. Il réaffirme nombre des convictions toujours défendues contre la vulgate : la nécessité de prendre en compte le plaisir de la drogue, de ne considérer le toxicomane ni comme un malade ni comme un délinquant, de distinguer entre usage occasionnel et « récréatif » de certains produits et toxicomanie, l'impératif que la prise en charge et l'éventuel sevrage de l'impétrant répondent à son libre choix, à son anonymat, et à la gratuité, l'opportunité de dépénaliser mais non de légaliser le cannabis. Par contre, il déplore ce qui semble avoir été, avec la métamorphose des toxicomanes et la multiplication des produits disponibles sur le marché, le troisième plus grand changement survenu durant ces trois décennies : la diffusion à une échelle de plus en plus vaste des produits de substitutions, utilisés légalement comme moyens de sevrage, facilement prescriptibles par tout généraliste mais tout aussi largement utilisés, de manière détournée et notamment par injection, comme nouvelles substances addictives faisant l'objet de trafics, engendrant tentations et rechutes et provoquant même des pathologies spécifiques. Une autre spécificité de Marmottan sera donc, au moins du temps de la direction d'Olievenstein qui s'achève avec la parution de ce livre, l'extrême parcimonie et méfiance à l'égard des produits de substitution.
Cet ouvrage s'organise autour de 9 chapitres dont une conclusion particulièrement pessimiste, dans un sens inattendu.
Chap. Ier, « Hier et aujourd'hui », retrace, sans grande nouveauté mais enrichi de 30 ans, l'historique du fonctionnement de Marmottan.
Chap. 2, « La grande boutique », passe en revue, de manière inédite, les drogues examinées une à une, et, un peu rapidement – c-à-d. sans l'approfondissement psychanalytique du précédent ouvrage – le facteur individuel du surgissement de l'addiction, par une grande variété de profils humains différents.
Chap. 3, « Le mirage de la substitution », approfondit précisément cette problématique nouvelle, par l'analyse et la critique.
Chap. 4 « Accueillir ». Premier chapitre d'un triptyque qui peut se lire presque comme une chronologie de la prise en charge à Marmottan, tout en examinant les conditions d'optimisation de l'accompagnement du toxicomane ayant pris la décision de « décrocher ».
Chap. 5, « En sortir ? ». Le point d'interrogation constitue naturellement tout l'intérêt du chapitre, en partant du postulat que la relation thérapeutique des toxicomanes présente la particularité d'être une relation à trois et non à deux, dont la drogue est le troisième élément. Dans ce chapitre est présentée la thèse paradoxale que l'abandon de la substance peut parfois être contre-indiqué.
Chap. 6, « Sevrage ». Sur la complexité des péripéties liées à l'abandon des produits et, peut-être sur le constat que « rien n'est jamais acquis »...
Chap. 7, « Et la famille ? ». Voilà une autre piste de réflexion qui n'avait été qu'effleurée dans les précédents ouvrages, où souvent l'auteur avait adopté le parti pris de « défendre » le toxicomane « contre » les influences parfois néfastes de sa famille. Marmottan, en développant un service de « consultation des familles », lui fournit néanmoins un terrain d'expériences qui révèlent à terme des nuances et des facteurs de complexité inattendus à prendre en compte dans la prise en charge des toxicomanes, les familles étant éventuellement même facilitatrices du processus thérapeutique.
Chap. 8, « Halte à la répression ». Dans ce court chapitre sont rapidement considérées les lacunes, les ambiguïtés et les aberrations de la loi du 31 décembre 1970 et surtout les impensés d'ordre psychosocial qui président à la criminalisation de la drogue, comme « repoussoir pour assurer la cohésion et l'unité du peuple » (p. 254), et à la répression des drogués à l'instar d'autres catégories de « mauvais citoyens » : les pauvres, les immigrés, les sans-papiers, les jeunes des banlieues, les marginaux, les homosexuels... Est analysé contrastivement le traitement judiciaire des drogues illégales vs. légales (alcool, tabac, médicaments psychoactifs) autrement plus dangereuses et coûteuses pour la collectivité.
Conclusion, « Pas de société sans drogues ». Mise en garde non pas contre la prolifération et diffusion des drogues illégales, mais contre « l'ère de la psychochimie » parfaitement légale et banalisée (cf. cit. 4).
Cit. :
1. « Je me suis alors félicité de ne pas avoir pris sa demande de sevrage en considération, car celle-ci aurait pu provoquer des effets désastreux. Parfois, si on enlève la drogue à des gens qui l'utilisent pour se construire une seconde peau et donc entretenir un espace entre eux et le monde, ils risquent de se retrouver tels des écorchés vifs, capables de se précipiter vers tous les comportements à risque.
Mais utiliser les drogues comme "traitement" pour cacher ou oublier est un système qui montre assez rapidement ses limites. Le produit, perdant de sa force initiale, cesse peu à peu de remplir sa fonction, pour constituer en lui-même un problème du fait de la nécessité de s'en procurer davantage. » (p. 177)
2. « On pourrait penser que personne n'étant obligé, par une force extérieure, de devenir toxicomane, on peut quitter la drogue sans l'intervention d'une force extérieure. La dépendance physique est le résultat d'un processus psychique actif. Les gens qui s'accrochent sont ceux qui ont voulu s'accrocher. Donc, ceux qui décrochent le font aussi parce qu'ils l'ont voulu, qu'ils l'expriment on non de cette façon.
Mais la décroche s'exerce de diverses façons. Beaucoup de ceux qui abandonnent la came disent qu'ils ont décroché "pour quelqu'un". Ils ont rencontré une femme, ont eu un enfant ou ont été pris du désir de faire cesser la souffrance de leurs parents. Même l'image de soi-même que renvoie le miroir est aussi un tiers, et il n'est pas rare d'entendre des phrases comme : "Un jour, je me suis regardé dans la glace et en voyant l'état dans lequel je me trouvais, j'ai décidé de cesser la drogue..." » (p. 215)
3. « Une société sans drogues est un leurre.
Ici ou ailleurs, demain comme hier, toute communauté organisée ne peut vivre sans amortisseurs chimiques quels qu'ils soient. Ceux qui affirment que la drogue est un "fléau" comme la peste et donc que, comme elle, elle disparaîtra avec le temps, oublient que la drogue est encore plus vieille que la peste, qu'elle a des racines immémoriales et universelles, que c'est son passage du sacré au profane qui l'a fait croître et multiplier.
La peur, l'angoisse, l'ennui, la solitude, parties intégrantes de la condition humaine, sont des éléments constitutifs de l'appel aux drogues, ces substances qui peuvent apaiser rapidement la souffrance, donner du plaisir, rendre le monde vivable. L'homme est ainsi fait qu'il ne veut pas savoir que leur consommation entraîne souvent à son tour d'autres souffrances et la fin du plaisir. » (p. 265)
4. « Nous entrons dans l'ère de la psychochimie, dont la substitution n'a constitué qu'un avant-goût déjà archaïque et le Viagra un exemple symbolique, lancé comme un éclaireur avant la patrouille.
Déjà, de la façon la plus légale qui soit, des pédiatres et des éducateurs américains font gober aux enfants de deux à quatorze ans, décrétés hyperactifs […] des amphétamines, des antidépresseurs et d'autres neuroleptiques. […]
L'idée première, c'est la recherche de la normalité.
[…] Il n'y a aucune raison de s'arrêter en si bon chemin : on a commencé par les plus jeunes, on poursuivra par les adolescents. Ils recevront des hormones destinées à soigner les troubles de leur libido et à obtenir de meilleurs résultats scolaires et sportifs. Aidera-t-on les timides à devenir des leaders et les poètes à entrer dans une école de commerce ?
Que les adultes se rassurent : on a pensé aussi à eux. Dans le monde du travail, des "pilules de la performance" ont déjà été expérimentées. Les premiers essais d'application aux golden boys de la Bourse ayant été considérés comme peu opérationnels, de nouveaux dosages moins "lourds" sont à l'étude. À la disposition des personnes âgées voulant vieillir jeunes, on proposera des "pilules de jouvence", du type de celles déjà mises sur le marché aux États-Unis, en particulier la DHEA (déhydroépiandrostérone).
[…]
La vie médicalement assistée est pour demain. […] Tout ce qui apparaîtra comme "anormal" justifiera une médicalisation. […] À vouloir masquer ou supprimer par des médicaments les expériences et les rugosités de la vie, on obtiendra un monde sans diversité, sans but autre que le profit et le bonheur sur commande. Ce qui sera considéré comme déviant fera peur à cette société rivée à ses béquilles chimiques. » (pp. 271-273)
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