Dans cet essai très fondamental dans le cadre de la pensée de Tobie Nathan, l'auteur s'attelle à deux tâches : 1) explorer le rêve à le croisée de trois chemins – neuroscientifique (très influencé par le travail de Michel Jouvet), anthropologique-mythologique (concernant la part des pratiques de guérison des sociétés traditionnelles ainsi que les mythes afférents utilisés par l'ethnopsychiatrie), enfin psychanalytique (en se démarquant très considérablement de la conception freudienne du rêve, qui constitue sans doute la base de la psychanalyse) ; 2) à partir de son propre système de croyances en la communication entre les humains et les êtres invisibles, bien que celui-ci soit fait passer pour la propre culture de chacun, croyant ou mécréant en cette communication, proposer une fonction spécifique et très inhabituelle à l'interprétation des rêves, comme moyen d'acter le message des êtres, de le faire advenir sous forme de prédiction dans la propre destinée du rêveur, donc in fine de modifier cette destinée. Non pas donc une fonction de prise de conscience, de connaissance de soi, d'explication, comme en psychanalyse, mais absolument et littéralement de réalisation d'une volonté des « véritables propriétaires » de la personne.
Dans cette deuxième tâche, l'auteur, que je suis pourtant sur tant de chemins, ne parvient toujours pas à me convaincre : trop ténu est le fil qui s'adresse à mon propre système culturel, trop peu approfondi l'appel à l'incrédule que je suis, plutôt fidèle à la psychanalyse et admiratif de la laïcisation-sécularisation du rêve promue par la modernité, plutôt dubitatif au sujet d'une tendance de l'époque vers le « culte du quiconque » : « Dans les sociétés postmodernes, obtenir ce que l'on désire passe nécessairement par une abrasion de toute revendication de singularité. » (p. 70) : c'est plutôt le contraire qui me paraît vrai ; enfin absolument rétif à un quelconque déterminisme prophétique du rêve et encore plus de son interprétation (par qui que ce soit), se mêlant à la sphère de la vie éveillée du rêveur, sauf modification durable de son inconscient. Très sensible aux références multiples à la conception grecque, talmudique et musulmane de l'interprétation des rêves, ainsi qu'aux plus modestes références au chamanisme et à la divination de tradition africaine, j'aurais aimé trouver davantage de place à de possibles interprétations « laïques » des rêves, dérangé par l'idée que la psychanalyse ait été un peu trop rapidement liquidée, accusée injustement de « standardiser » ses interprétations des rêves hors de la subjectivité, faisant fi de l'étude de cas qui pourtant la caractérise.
Je suis donc sceptique devant ce paragraphe, qui, me semble-t-il, résume le glissement de Nathan de l'étude à la croyance :
« Pourtant le rêve est une place publique, l'espace où tu peux rencontrer des êtres à l'étrangeté radicale avec lesquels échanger. Toi qui crois à dieu ou à diable, tu peux les croiser là, et toi qui n'y crois pas, tu peux dialoguer avec ton noyau biologique, autrement dit : ton créateur. Le rêve est un rendez-vous quotidien avec tes véritables propriétaires. Tu y retrouveras aussi tes morts. » (p. 224).
Table :
Chap. 1 - « Le rêve et son interprétation » : Deux exemples très opposés. Les rêves ne sont pas seulement messages, ils sont aussi actions. De l'actualité des vieilles pensées.
Chap. 2 - « Étrange intimité » : Le rêve et l'altérité. Cauchemar. Les corps du rêve.
Chap. 3 - « Le cauchemar » : Les cauchemars post-traumatiques. Cauchemar politique. Positions du dormeur durant son sommeil et substances corporelles. Actualité de l'interprétation des cauchemars. La jeune fille et les paramilitaires. Les traitements.
Chap. 4 - « Qu'est-ce qu'un rêve ? » : Quelques données neurophysiologiques. Le culte du quiconque. Le sommeil paradoxal et le rêve. La question de l'interprétation du rêve. Théorie psychanalytique du rêve. Les éléments d'une conception du rêve indispensable à une pratique de l'interprétation.
Chap. 5 - « Les corpus de référence » : Divination. Chamanisme. Une Indienne de Colombie immigrée à Paris.
Chap. 6 - « Les principes de l'interprétation » : La règle d'éclaircissement rétroactif. Le choix des éléments significatifs. Un djinn à la peau noire. L'accent du rêve. Pourquoi interpréter un rêve ?
Chap. 7 - « Les dynamiques de l'interprétation » : Prédictions. Rêves pathogènes. Réparer un rêve. Le rêve et son interprétation. Raisonner et interpréter. Lorsque l'interprétation précède le rêve.
Chap. 8 - « Classifications » : Les rêves qu'on n'interprète pas. Les rêves qui révèlent des secrets sur la personne. Les rêves de mise en garde. Les rêves sexuels impliquant des personnes de l'entourage proche. Les rêves sexuels impliquant des personnages inconnus. Les rêves qui ne concernent pas le rêveur. Les rêves carrefours des morts. Le rêve nu. Le rêve est mouvement. De quelques questions qui peuvent aider à pénétrer un rêve.
Chap. 9 - « Vade-mecum ».
Cit. :
1. « Envisagées d'un point de vue biologique, les périodes de sommeil paradoxal seraient un dispositif interne destiné à sauvegarder la programmation initiale par une autostimulation des cellules nerveuses. Reste tout de même une question. Pour répondre à quel type de nécessités un tel dispositif devrait-il déboucher in fine sur des contenus de type psychologique – le rêve ? Et une autre, corollaire de la première : les contenus psychiques du rêve gardent-ils des traces de cette fonction de sauvegarde de l'unicité biologique de l'individu ? » (p. 66)
2. « Pour paraphraser Leibniz, la première règle d'interprétation devrait être : dans ce cas précis, pour ce rêve dont je viens d'entendre le récit, pourquoi une interprétation et pourquoi pas rien ?
Lorsque nous abordons la question de l'interprétation des rêves, nous sommes plongés d'emblée au sein d'une confrontation millénaire entre deux conceptions : l'une plutôt traditionnelle, pour laquelle, dans le rêve, les êtres, les invisibles non humains, les divinités, véhiculent un message à la personne sur son avenir immédiat, et l'autre, d'abord philosophique, aujourd'hui "scientifique", pour laquelle le rêve est un reste, l'écume d'un mouvement chaotique et aléatoire surgissant des profondeurs, et la signification qu'on lui attribue, une illusion. Entre les deux, une conception, que je dirais intermédiaire, a occupé durant près d'un siècle le devant de la scène : la psychanalyse. Plus même, le succès populaire des propositions psychanalytiques a été un aiguillon permanent des recherches modernes sur la neurophysiologie du sommeil, comme si l'enjeu principal était de décider si la psychanalyse avait raison ou tort. » (pp. 76-77)
3. « Le rêve possède un certain nombre de caractères premiers dont toute interprétation devra tenir compte : singularité, prédictivité, interactivité, référentialité.
1) Singularité : il est toujours l'expression de l'irréductible singularité de la personne. Aucune interprétation d'un rêve n'est crédible si elle ne parvient à restituer cette singularité.
2) Prédictivité : il partage avec la rêverie éveillée, le "fantasme", la capacité de se projeter dans le temps, de dresser un brouillon de la destinée. Ainsi, toute interprétation devra rechercher la façon dont le rêve se poursuit en traces réelles – voire concrètes – dans la vie éveillée.
3) Interactivité : mécanique interactive, le rêve connecte la personne avec ses constituants – et en premier lieu avec ses constituants culturels. Il n'est pas étonnant que les dieux grecs apparaissent dans les rêves des Grecs, que le dieu juif soit le principal interlocuteur des rêves juifs et que le dieu musulman soit si présent dans les rêves musulmans. Déjà Artémidore attirait l'attention sur l'importance de connaître la langue, la culture et les coutumes du rêveur avant d'interpréter son rêve.
4) Référentialité : à l'image du déchiffrage d'un message codé, l'interprétation d'un rêve nécessite de disposer d'un corpus de référence. Toutes les méthodes d'interprétation du rêve disposent d'un tel corpus, mythologique, religieux ou "scientifique". » (p. 84)
4. « C'est très précisément ainsi que fonctionnent les rêves, qui trouvent leur origine dans des "concepts" […], recherchent des "percepts" dans le stock mnémonique […], en fabriquent des composites et débouchent quelquefois sur des "affects". Il est faux de penser, comme l'a postulé la psychanalyse, que le rêve est d'abord expression pulsionnelle. Il est avant tout pensée, et la plupart du temps pensée abstraite, cherchant à se rendre perceptible au rêveur. Mouvement perpétuel, ébullition sensible à qui y prête attention, comme une usine en travail, le rêve fabrique sans cesse de nouveaux scénarios à partir de concepts. L'image n'est pas la nature du rêve, elle est sa chance, son débouché vers la perception. L'affect n'est pas constitutif du rêve, il est un appât pour l'attention, une source de leurre pour contraindre le rêveur à l'innovation. Ce qui correspond d'ailleurs aux observations des neurophysiologistes qui ont noté de leur côté que le rêve s'accompagnait très rarement de manifestations émotives. » (pp. 125-126)
5. « Si le rêve n'a pas suffisamment mûri aux coctions de la nuit, l'interprétation se révélera filandreuse, s'accrochera à des souvenirs, s'échappera vers des constats et certainement des banalités. La plupart des interprétations que l'on peut lire dans des dictionnaires de supermarchés sont de cette facture et en tout cas toutes les interprétations dites "symboliques". Elles laissent l'esprit insatisfait, qui se demande pourquoi de telles platitudes auraient besoin pour s'exprimer de machines aussi sophistiquées que le rêve. Ces interprétations, issues la plus souvent de quelque ouvrage savant de l'Antiquité, colportées au gré des temps, ne sont ni vraies ni fausses ; elles sont inactives. […]
Rêveur, ton rêve n'a pas totalement accompli son travail. Ne le brutalise pas, ne l'étouffe pas, laisse-le poursuivre ! » (pp. 191-192)
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