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[Etrangers à la carte | Alexis Spire]
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Posté: Mer 23 Sep 2020 8:22
MessageSujet du message: [Etrangers à la carte | Alexis Spire]
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En étudiant les historiens de l'immigration en France – Patrick Weil, Gérard Noiriel, et al. – ainsi que les sociologues Abdelmalek Sayad, Stéphane Beaud ou le philosophe Tzvetan Todorov, on a pu comprendre que la xénophobie d'État surpasse celle de la population française en général et des classes populaires en particulier. Les normes juridiques et les politiques publiques régulant l'immigration en donnent la preuve ; toutefois la thèse en sociologie de l'administration qui constitue ce livre précise cette démonstration dans tous ses détails qui découlent d'une interprétation des cas concrets, d'une pratique administrative quotidienne face aux usagers, au fil des années – ici, spécifiquement, entre 1945 et 1975. Les Trente Glorieuses n'ont pas été glorieuses quant à l'accueil des étrangers.
Alors que l'Après-guerre eût pu être un tournant dans la politique migratoire pour des raisons démographiques, et vis-à-vis de la réception des migrants par la reconnaissance de leurs mérites dans la Résistance, le corps de l'État – et le général de Gaulle en premier – redoute un débat parlementaire qui aurait été dominé par la gauche et il parvient à museler le pouvoir législatif par l'édiction de l'Ordonnance du 2 novembre 1945. Cet acte est suffisamment flou pour que la plus grande amplitude de pouvoirs discrétionnaires soit laissée aux ministères, mais aussi au chefs de service en préfecture et jusqu'aux guichetiers en charge de traiter les dossiers de permis de séjour et de travail des étrangers. Cela produit un régime d'immigration « à la carte », un « règne de la circulaire », des « carrières de papier » des immigrés, lesquels dissimulent notamment deux non-dits de l'appareil bureaucratique éludés par la Loi : la discrimination (raciste) selon les origines des ayant-droit ; et les tensions intra-gouvernementales entre les intérêts contradictoires de trois logiques : la logique de la police (sécuritaire), la logique de main-d’œuvre (intérêts du patronat vs. intérêts des syndicats et des salariés nationaux), enfin la logique de population (nataliste et familialiste). Ainsi, par ex., sans changement dans les normes juridiques, l'interprétation du « loyalisme » implicitement toujours attendu des étrangers pour tout octroi des « papiers », peut se transformer de la « non-Collaboration ni activité militaire anti-française » à la « non-participation aux grèves de 1947 » et jusqu'à l'absence de militantisme voire de sympathie pour les mouvements ouvriers, cela allant au détriment notamment des immigrés espagnols.
L'originalité de cette étude réside dans l'utilisation les outils de la sociologie (archives des dossiers, entretiens avec des fonctionnaires en retraite, anciens membres du personnel des bureaux des étrangers de la Préfecture de Paris) pour établir le caractère structural bien qu'évolutif d'une politique migratoire forgée par ce que l'auteur qualifie de « magistrature bureaucratique » (cf. infra cit. 5). Si le côté historique apparaît avec une précision encore plus fine que dans les essais d'Histoire – et ce non seulement dans le ch. 1er qui traite de la mise en œuvre des décrets d'application de l'Ordonnance – et parfois non sans une certaine surabondance de détails typique d'une recherche doctorale, la démonstration sociologique se développe autour des trois logiques citées (dans les 3 ch. suivants). Par la division du travail au sein de la Préfecture apparaît le surgissement d'un « ethos préfectoral » cohérent dans sa xénophobie et ses a-priori (ch. 5), qui se développe spécifiquement par la continuité de carrière de fonctionnaires reconvertis depuis Vichy et leur traitement des dossiers de dénaturalisation et déportation des Juifs et ensuite, en grand nombre, depuis leur mutation des administrations coloniales à partir des années 1960 (ch. 6). Ainsi, l'objectif de la « maîtrise des flux », avant même que la décision de la suspension de l'immigration ne soit prise en juillet 1974 (ch. 7), était fortement présent dans l'esprit de l'administration à cause de ces vicissitudes historiques préalables, de même que la permanence de la discrimination à l'encontre des Algériens et autres Africains ex-colonisés.
D'autre part, l'analyse comparative de 1600 dossiers individuels instruits à la Préfecture de police de Paris dans deux années de référence –1956 et 1975 – montre d'importantes différences de traitement entre nationalités : « En 1956, les maçons italiens sont par exemple préférés aux Portugais et les exilés hongrois sont mieux accueillis que les Yougoslaves ; vingt ans plus tard, l'immigration portugaise est devenue la plus favorisée par opposition aux ressortissants d'Afrique noire (ch. 8 » (p. 15). Les deux derniers chapitres sont consacrés à la naturalisation, respectivement du point de vue des demandeurs (ch. 9) et de celui de l'État dont l'octroi relève d'une prérogative souveraine (ch. 10).


Cit. :


1. « Dans ce récit, la défiance à l'égard du droit et des avocats est revendiquée sur un mode quasi personnel : René se met en scène, non sans une certaine fierté, comme l'acteur d'une décision qu'il a prise selon sa propre appréciation et qu'il est parvenu à imposer comme celle de la Préfecture. Face à l'avocat, il affiche une modestie de position pour feindre de ne pas comprendre la réclamation, mais préserve ainsi son pouvoir individuel de décision. Cette capacité de transgression du droit ne peut être considérée comme "un simple raté de la logique bureaucratique", dans la mesure où elle est consentie par l'autorité chargée de la faire respecter : lorsqu'un éventuel contentieux est porté devant la juridiction administrative, l'agent est toujours protégé par sa hiérarchie. Au loyalisme exigé du fonctionnaire envers l'institution préfectorale correspond ainsi la garantie d'être défendu par cette même institution, en cas de mise en cause par une instance extérieure. » (p. 180)

2. « L'analogie entre situation coloniale et immigration est souvent évoquée pour décrire le devenir de ceux qui, ayant eu pendant longtemps le statut de sujets colonisés, sont devenus, après l'indépendance de leur pays, des étrangers en France. Il y a cependant deux manières d'interpréter cette analogie. La première vise à privilégier une lecture psychologisante et à établir une relation formulée en termes de "traumatisme" entre ces deux univers. La seconde consisterait à adopter une démarche plus sociologique et à reconstituer la genèse sociale des catégories, des pratiques et des formes quotidiennes d'identification qui ont transité du monde colonial à celui de l'immigration. C'est cette seconde option que nous voudrions retenir, en plaçant au cœur de l'analyse l'activité des agents qui ont été chargés, avant comme après l'indépendance, d'encadrer une immigration ni tout à fait française, ni tout à fait étrangère. L'enjeu est de parvenir à comprendre dans quelle mesure l'expérience coloniale a contribué à transformer l'ethos préfectoral d[es] agents [...] » (pp. 189-190)

3. « En assujettissant la carte de séjour à la carte de travail, les circulaires "Marcellin-Fontanet" [janvier-février 1972 sur le "guichet unique"] entérinent la clivage séparant les étrangers réguliers qui sont soumis au Code du travail et les "clandestins" qui sont placés sous la dépendance directe de leur employeur. En principe, l'employeur ayant embauché un travailleur étranger démuni de titre de travail est passible d'une peine d'emprisonnement et d'une amende, mais dans la pratique, le contrôle de l'application de cette disposition demeure très incertaine. […] Ainsi, tandis que les étrangers travaillant en situation irrégulière sont désormais menacés d'un refus de séjour ou d'une mesure de refoulement, les employeurs sont très rarement condamnés. Une telle dissymétrie renforce la segmentation du marché du travail séparant des secteurs économiques accueillant de nombreux "clandestins" et le reste du marché soumis au Code du travail. » (p. 246)

4. « ["Assimilation"] "Est dit assimilé l'étranger qui, par son langage, sa manière de vivre, son état d'esprit, son comportement à l'égard des institutions françaises, se distingue aussi peu que possible de ceux de nos nationaux au milieu desquels il vit. La venue en France dès le jeune âge, l'ignorance de la langue du pays d'origine, le mariage avec un Français, la présence au foyer d'enfants instruits dans nos écoles, la fréquentation exclusive ou préférentielle des Français, la participation à nos manifestations culturelles ou sportives, la correction des relations avec l'ensemble de la population locale, constituent à cet égard autant d'éléments justificatifs." (Circulaire du 23 avril 1952 du ministère de la Santé publique et de la Population aux préfets).

Toute l'ambiguïté est ainsi maintenue puisque plusieurs "éléments justificatifs" sont évoqués, sans qu'il soit précisé si ces différents critères doivent se cumuler, ou si la présence de l'un peut compenser l'absence de l'autre. Le flou de cette définition constitue d'ailleurs la meilleure garantie de sa pérennité […] Néanmoins, à partir du début des années 1970, l'augmentation du nombre de demandeurs issus de pays anciennement colonisés donne lieu à une entreprise de redéfinition de la condition d'assimilation. […] Si les ressortissants des pays d'Afrique noire remplissent sans grande difficulté le critère de connaissance linguistique, ils se voient en revanche opposer la condition d'assimilation dès que leur situation matrimoniale est jugée incompatible avec les "mœurs françaises", en particulier en cas de polygamie. […] Plus récemment, la conception de l'assimilation comme adaptation aux mœurs françaises a également été mobilisée à l'encontre de candidates portant le "foulard islamique" et ayant demandé la naturalisation. […] [Cette conception] peut désormais s'appliquer […] même si les tribunaux administratifs ont parfois désavoué ce type de pratiques. De même, à situation relativement équivalente, la condition d'assimilation peut donner lieu à des formulations différentes d'une nationalité à l'autre. […] L'étude des sens successifs du terme d'assimilation apparaît en définitive indissociable des populations auxquelles il s'applique. Tout se passe comme s'il venait confirmer ou légitimer une présomption déjà acquise chez ceux qui mobilisent ce critère. » (pp. 345-346)

5. « […] on pourrait qualifier de "magistrature bureaucratique" le monopole que détiennent les agents de l'administration pour assurer la mise en œuvre du droit. Cette magistrature bureaucratique consiste à tenter de concilier en permanence les principes juridiques et les normes d'interprétation forgées au sein de l'administration. Ceux qui l'exercent sont tout autant les hauts fonctionnaires qui élaborent les circulaires que les chefs de bureau qui sont chargés de leur application. Dans le cas de l'administration des étrangers, ces derniers sont amenés à prendre un nombre considérable de décisions concernant des droits aussi fondamentaux que le droit au séjour, l'accès au marché du travail ou encore la possibilité de devenir français. Ce faisant, ces agents intermédiaires de l’État participent eux aussi, à leur manière, à l'exercice d'une magistrature bureaucratique [...] » (p. 358)

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