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[Les routes de l'Inde | Mircea Eliade]
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Posté: Jeu 27 Aoû 2020 6:18
MessageSujet du message: [Les routes de l'Inde | Mircea Eliade]
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Entre 1928-1931, le très jeune Mircea Eliade réside à Calcutta, doté d'une maigre bourse, pour apprendre le sanskrit et la philosophie indienne. Ce livre est constitué d'une version très écourtée du journal intime que l'auteur tient à cette époque, pour se détendre de ses longues journées d'étude ainsi que de la rédaction d'une œuvre romanesque naissante, et pour épancher ses humeurs fortement dépressives.
Contrairement aux attentes légitimement suscitées par les deux titres successifs de l'ouvrage – Journal des Indes et Les Routes de l'Inde – Eliade décide de supprimer de cette version publiée la substance qui eût été sans doute la plus intéressante : ses impressions du pays et du milieu social qu'il découvre, le journal de l'avancement de ses travaux, ses voyages en Inde, les échanges avec ses maîtres et autres personnages importants (la rencontre avec le grand poète Tagore est lamentablement réduite aux moindres termes), la situation politique particulièrement tendue de ce pays qui commence à lutter pour son indépendance. Hélas, à part un Intermède d'un quinzaine de pages sur ce dernier point, entre le Deuxième et le Troisième cahier, lequel est formé de notes extrêmement synthétiques sur des personnes et événements, sans aucune réflexion ni commentaire, le livre porte les marques des coupures de tout ce matériau d'une grande valeur.
Que reste-t-il donc ? Principalement deux choses. Le quotidien de ses relations sociales et surtout sentimentales avec les jeunes filles qui gravitent autour de la pension de Mme P. chez qui l'auteur habite, et les états d'esprit qu'il traverse au cours de ces années de surmenage studieux. Les deux sont caractérisées par une profonde insatisfaction, allant par moments jusqu'à la haine de soi. Le jeune homme se lamente de tout ce qui est prosaïque dans ces relations, de sa manière de passer tout le temps soustrait au travail intellectuel, et pourtant s'y vautre en alternant remords et concupiscence. Son défaut d'acceptation de soi et de ses actes mêlé d'un égotisme exorbitant, qui n'est sans doute pas sans rapport avec l'âge, il le qualifie d'humiliation, à la fois de soi-même et des autres, en particulier des jeunes filles avec lesquelles il a des relations. Avide d'ascétisme, qui est aussi son sujet de recherche, il considère ses écarts comme autant de « chutes », de dégradations, de « vulgarités », il donne de lui-même une image de gros fumeur, buveur, volubile et séducteur qui est peut-être surtout une représentation auto-dénigrante du jeune myope sociopathe.
Pourtant certains fragments sonnent particulièrement justes pour qui a eu une expérience de jeunesse semblable – long séjour d'études poussées dans un pays étranger éloigné de ses origines. Je pense surtout aux pages où sourdent les sentiments de nostalgie, d'être un étranger aux autres et à soi et les interrogations sur sa place là où l'on se trouve. En dérivent aussi plusieurs observations d'une grande acuité sur l'environnement en voie d'être découvert, l'entourage mixte dans lequel on peut évoluer, et même d'ordre plus général qui méritent d'être méditées au fil des pages.


Cit. :


1. « J'aurais pu trouver, n'importe où en Europe, les mêmes conditions de solitude, de méditation, d'étude. Mais, ici, il existe une certaine atmosphère de renoncement, d'effort vers l'accomplissement intime, de contrôle de sa conscience, d'amour, qui m'est propice. Pas la théosophie, pas les pratiques brahmaniques, ni les rituels, rien de barbare, rien de créé par l'homme. Une foi extraordinaire dans la réalité des vérités, dans la capacité qu'a l'homme de les connaître et de les vivre grâce à sa réalisation intérieure, grâce surtout à la pureté et au recueillement. » (p. 41)

2. « Je suis un jeune homme que la nature a pourvu de tout ce qu'il fallait pour en faire un parfait raté. Comment expliquer autrement mes qualités d'érudit, ma passion de la lecture, mon désir si vif de tout connaître et tout comprendre, et, à côté, mon refus organique de tout effort prolongé, mes instincts "poétiques", c'est-à-dire gratuits, nocifs ? Ainsi, après chaque évasion, après chaque excentricité, l'homme de science se réveille en moi et je me mets à déplorer le temps perdu, l'inutilité du vagabondage, etc. Cela durera jusqu'à la fin de ma vie, jusqu'à ma ruine définitive... » (p. 66)

3. « Je constate seulement que cet amour de la vulgarité est extrêmement fort. Qu'il bannit efficacement de la vie tout schéma abstrait, tout danger d'une quelconque "perfection" terrestre. Je trouve dans mon journal d'incessantes lamentations concernant cette "perte de temps". Le Dr Stella Kramrish alimentait diaboliquement la résistance à la vulgarité. Cette demoiselle intelligente estimait que les intellectuels devaient préférer la vulgarité de leur classe, c'est-à-dire la leur. Rien de plus monstrueux ni de plus hybride que cette hérésie. Des poètes et des érudits qui s'efforcent d'être mal élevés, mufles, vulgaires, c'est le spectacle le plus déprimant du monde moderne. » (p. 83)

4. « Les amitiés aussi ont leur vie. Elles durent tant qu'elles sont nécessaires à la croissance de deux âmes. Un jour arrive où l'amitié de quelqu'un devient un fardeau ; il ne vous dit plus rien et vous ne lui dites plus rien. Il n'y a plus d'osmose entre vos âmes. Vous êtes désormais, l'un par rapport à l'autre, deux organismes étanches. Vous devez chercher d'autres organismes, d'autres âmes, dont la présence vous permettra de vous ouvrir pour recevoir ou donner des joies, des douleurs, des expériences de toutes sortes. » (pp. 162-163)

5. « Je me demande si l'heure n'est pas venue de nous émanciper de la primauté de la connaissance par l'intelligence, par le pur esprit ; si nous ne devons pas tenter d'accéder à une connaissance globale, organique, fournie par nos passions, nos enthousiasmes, nos péchés, notre sommeil. Que peuvent encore nous apprendre l'intelligence et la raison ? Des vérités de plus en plus abstraites (telle la physique moderne), de plus en plus symboliques, de plus en plus éloignées de l'homme et de la vie. C'est un sentier battu, trop battu. » (p. 187)

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