On pourrait ainsi résumer la problématique de ce livre, par l'incipit de son dernier chapitre :
« Que faire face à la mondialisation, à la marchandisation totale du monde et au triomphe planétaire du marché ?
Le hiatus entre l'ampleur du problème à résoudre et la modestie des remèdes envisageables à court terme tient surtout à la prégnance des croyances qui font "tenir" le système sur ses assises imaginaires. » (p. 165)
Ou bien pourrait-on commencer par rappeler le subtil et très pernicieux bouleversement épistémologique opéré (sur deux versants opposés) par David Ricardo et Karl Marx de transformer la « philosophie morale et politique » en « science économique » [Ma propre conclusion].
D'où qu'on l'aborde, et contrairement à de nombreux ouvrages qui critiquent l'économie mondialisée sous le prisme écologique, ou qui essaient, depuis la Conférence de Rio (juin 1992), de la corriger par la « monstruosité verbale [de l'] antinomie mystificatrice » nommée « développement durable » (p. 31 et passim), cet essai signé par l'un des penseurs les plus représentatifs de la théorie de la décroissance s'occupe très peu des alarmes environnementales et presque aussi peu des alternatives décroissantes. Sa critique est à la fois plus radicale et plus théorétique : il s'agit de démystifier les postulats de la « science économique », dont, en premier lieu, le « développement réellement existant » :
« On peut définir le développement réellement existant comme une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. […]
Entreprise agressive envers la nature comme envers les peuples, elle est bien comme la colonisation qui la précède et la mondialisation qui la poursuit, une œuvre à la fois économique et militaire de domination et de conquête. C'est le développement réellement existant, celui qui domine la planète depuis trois siècles, qui engendre la plupart des problèmes sociaux et environnementaux actuels : exclusion, surpopulation, pauvreté, pollutions diverses, etc. » (p. 28)
Nous apercevons en filigrane et en complément de cette définition : le présupposé hérité des Lumières de la domination de la nature par l'homme ; ensuite le postulat de la rationalité de celui-ci dans la poursuite de ses intérêts individuels (cf. Adam Smith), corrélée avec la suppression du jugement éthique de cette action (par sa « main invisible ») ; enfin par un universalisme colonialiste et ethnocentriste qualifiant d'arriération, de sous-développement et associant avec la mythologie de la misère tout autre paradigme qui envisage les rapports socio-économiques autrement que selon la marchandisation du monde, totale et absolue, qui caractérise notre doctrine économique occidentale des trois derniers siècles. Ce sont là, à l'évidence, des postulats arbitraires dont la violence de leur application surpasse et précède les ravages sociaux et environnementaux dont nous prenons conscience progressivement et seulement depuis peu.
Le point d'orgue de ces siècles de « raison déraisonnable » est son dernier avatar, la « mégamachine mondialisée contemporaine », celle qui, sous la domination de l'économie financiarisée, réduit les États à des « machines oppressives […] tout[e]s-puissant[e]s contres leurs administrés […] mais totalement soumis[es] aux ordres » des instances du commerce et de la finance internationaux, celle qui remplace la culture politique et « l'aspiration culturelle refoulée » par l'explosion identitaire et la montée des intégrismes religieux (pp. 98-99) :
« Sous le signe de la "main invisible", techniques sociales et politiques (de la persuasion clandestine de la publicité au viol des foules de la propagande, grâce aux autoroutes de l'information et aux satellites des télécommunications...), techniques économiques et productives (du toyotisme à la robotique, des biotechnologies à l'informatique) s'échangent, fusionnent, se complètent, s'articulent en un vaste réseau mondial mis en œuvre par des firmes transnationales géantes (groupes multimédias, trusts agroalimentaires, conglomérats industrialo-financiers de tous secteurs) mettant à leur service États, partis, sectes, syndicats, ONG, etc. L'empire et l'emprise de la rationalité techno-scientifique et économique donnent à la mégamachine contemporaine une ampleur inédite et inusitée dans l'histoire des hommes. Surtout, à la différence des précédentes, cette mégamachine globale n'a d'autre finalité qu'elle-même. » (p. 56) Le développement pour le développement, la croissance pour elle-même.
Plus en détail :
« Préface à la réédition [...] » : précision sur la parenté disciplinaire entre critiques anti- et post-coloniales et critique du développement/sous-développement, avec un « Aggiornamento » suite à la crise financière de 2007-2008, lequel évoque aussi l'expérience foisonnante en Europe des « villes en transition ».
« En guise d'introduction : Manifeste du Réseau pour l'Après-Développement » : contient la définition de développement, quelques préconisations de la décroissance (dont les célèbres 8 R), ainsi que l'évocation de certaines initiatives d'auto-organisation locale (SEL : « Systèmes d'échanges locaux).
Chap. 1 : « La tyrannie de la rationalité » : aperçu historique de la rationalité économique.
Chap. 2 : « La banalité du mal et l'économie » : de la naissance de la domination économique aux quatre phénomènes de la mondialisation : développement des firmes transnationales, affaiblissement des contrôles étatiques à l'Ouest, écroulement des économies socialistes, prédominance de la finance sur l'économie.
Chap. 3 : « L'hydre du développement » : mise en œuvre de la « religion du développement » en parallèle avec l'entreprise coloniale, et ses séquelles : industrialisation, urbanisation, « nationalitarisme » des États du tiers-monde ; notes sur des expériences non-occidentales de démocratie et de « développement durable ».
Chap. 4 : « La Machine infernale » : impérialisme économique, pillage mondial des ressources, la « Mégamachine » et ses conséquences sur la citoyenneté et sur l'éthique.
Chap. 5 : « La mondialisation et l'impérialisme de l'économie » : « globalisation ou omnimarchandisation du monde », origines du néolibéralisme, « déterritorialisation de l'économie », leurs conséquences culturelles, sociales, politiques.
Chap. 6 : « L'autre Afrique et la culture du don » : l'Afrique « officielle » vs. son modèle alternatif au développement, caractéristiques principales des sociétés africaines y compris dans leurs aspects économiques : argent, prix, don ; du don en Occident et des expériences de SEL, du commerce équitable et solidaire et d'autres alternatives communes ou partageables.
Chap. 7 : « Faire sortir le marteau économique de la tête », répond à la question des possibilités concrètes de « décoloniser notre imaginaire », par 12 propositions économiques pour l'Occident : 1. l'impôt sur les transactions financières ; 2. la renégociation de la dette publique ; 3. la régulation du fonctionnement des fonds de pensions ; 4. l'imposition de « codes de bonne conduite » aux firmes transnationales ; 5. l'établissement de barrières européennes pour la protection sociale et environnementale ; 6. l'adoption d'un « principe de subsidiarité du travail et de la production » ; 7. la taxation d'une fraction du différentiel des salaires et des charges sociales des activités délocalisées à reverser à un fonds international de sécurité sociale ; 8. l'octroi de statuts particuliers aux « marchandises » constituées par le corps humain, la terre et les bien environnementaux ; 9. la soustraction à la concurrence du prix du travail ; 10. l'instauration d'un véritable revenu de citoyenneté ; 11. celle d'un revenu maximum ; 12. la subordination de l'intégration des progrès techniques à la condition de ne porter atteinte ni à l'environnement ni à l'emploi.
Les préconisations pour les pays du Sud, quant à elles, reprennent les contenus de la déclaration de l'International Network for Cultural Alternatives to Development (INCAD) faite par un groupe de chercheurs et de représentants associatifs à Orford (Québec) le 4 mai 1992.
« En guise de conclusion : Il faut jeter le bébé plutôt que l'eau du bain » : tentative de réponse aux objections de ceux qui s'opposent à la décroissance au nom de son caractère utopique et irresponsable.
Cit. :
« Il faut d'abord noter que dans les principales langues africaines, il n'y a pas de mot pour désigner le pauvre dans le sens économique du terme. Les mots utilisés pour traduire "pauvre" signifient en réalité "orphelin". Les références à la misère ne renvoient pas immédiatement au manque d'argent mais à l'absence de soutien social. » (p. 139)
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