Depuis de nombreuses années je suis, de près ou de loin, les littératures migrantes et la littérature de la migration. Pour la première fois, je crois, je découvre une œuvre appartenant à la seconde qui utilise uniquement et absolument l'ironie pour parler d'une diaspora tout entière, non pour conter une histoire drôle de migration – ce qui est déjà rare. Il s'agit donc ici de la diaspora iranienne partout dans le monde, avec un regard particulier vers Paris et Los Angeles. Le genre du texte s'apparente au roman, dans la mesure où il y a une intrigue principale : Bibi, dame âgée, en mauvaise santé, veuve d'un général de l'époque du shah, quitte sa maison de Téhéran et son domestique véreux pour s'installer alternativement chez sa fille aînée établie aux États-Unis et chez sa cadette vivant en France ; accompagnée d'une parente-gouvernante fausse idiote, elle part à contrecœur car elle n'a pas perdu espoir de revoir son fils Ali, disparu depuis la guerre irakienne mais peut-être pas mort, et elle ne se plaît pas plus chez l'une que chez l'autre, d'autant que leur accueil n'est pas désintéressé. Cependant, autour de cette trame, narrée dans des chapitres relativement courts par de multiples narrateurs dont parfois un « nous » collectif qui semble incarner l'ensemble des Iraniens à l'étranger, se tissent de multiples autres récits ; on peut donc lire l'ensemble comme une succession de nouvelles, en relation étroite ou distendue avec l'histoire de cette famille, mettant toutes en évidence un trait caractéristique de l'identité perse dans le monde.
J'ai parlé d'ironie, mais on devrait la décliner dans tous les tons du sarcasme perfide, à la satire bienveillante, au rire jaune et triste, jusqu'à l'empathie nostalgique la plus émue – je pense surtout au dernier chapitre, « Eux », qui ne fait pas référence aux étrangers, aux non-Iraniens, mais aux morts en terre étrangère. Néanmoins, dans cette caractérisation toujours impressionnante de justesse et de précision, il n'est pas question d'ironiser seulement sur la communauté diasporique iranienne, toutes générations et conditions confondues, mais aussi de ridiculiser gentiment le matérialisme de l'Occident, en particulier le bling-bling californien et le « boboïsme » parisien (version Marais, relayé par les critiques d'art de la chaîne télévisée franco-allemande bien connue...), avec quelques détours en Australie, en Italie au Canada et ailleurs. La patrie quittée pour cause politique ou autre, avant ou depuis la Révolution, n'est pas épargnée de railleries, surtout sur sa tyrannie et sa corruption de tous âges et régimes.
Les membres de la famille en question, quant à eux, sont tous aussi antipathiques qu'émouvants, tour à tour : les mensonges, égoïsmes, tromperies, vacheries et faux-semblants perpétuels des uns et des autres dissimulent à peine les faiblesses de chacun.
Un très bon livre.
Cit. :
« Les Occidentales sont celles qui se tiennent au courant de tous nos rendez-vous, dentiste, oculiste, examens cardiologiques. Alors, s'il arrivait quelque chose, elles sauraient exactement quoi faire. Elles voleraient à notre secours. Elles nous traîneraient à l'hôpital. Elles laisseraient les médecins nous fourrer des tubes partout. Vous savez ce que sont les hôpitaux dans ces pays occidentaux. Ces Farangi ne nous laisseraient pas mourir.
Mais nos chères compatriotes, nos bien-aimées belles-filles persanes pleureraient, se mettraient dans tous leurs états, feraient naître une palabre grandiose, mais, que Dieu les bénisse, elles nous laisseraient partir. » (pp. 224-225)
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