Dans les deux jours qui suivent la destruction des deux Bouddhas de Bâmiyân par les Talibans en Afghanistan (2001), se déroulent en parallèle les dénouements tragiques de la vie de deux hommes : Tom – alias Tamim – réfugié afghan en France et Yûsef, porteur d'eau à Kaboul. D'emblée et tout au long du double récit, dans des chapitres qui s'alternent rigoureusement, l'auteur construit les similitudes structurelles entre les deux histoires, qui se manifestent d'autant plus nombreuses que l'on approfondit l'analyse, cependant qu'à Tamim il s'adresse à la seconde personne (mais pas dans les passages concernant plutôt Tom...), alors que celle de Yûsef est narrée classiquement à la troisième.
Il s'agit de deux histoires d'amours inatteignables ; de deux poursuites de la femme aimée soudain disparue ; de deux parcours de maturation personnelle par la mise en question de sa propre identité profonde et de ses propres croyances ; grâce à l'accompagnement intellectuel et spirituel d'une tierce personne (outre les protagonistes et les femmes), en guise de guide ou de maître venant d'une tradition à la fois autre et proche de la leur, qui leur révèlent, à travers les arcanes de l'amour, des messages plus essentiels et cachés sur eux-mêmes et sur leurs cultures : respectivement la philosophe juive Rospinoza et le boutiquier hindou Lâla Bahâri. Les deux protagonistes décèdent, bien que la fin de Yûsef soit ouverte sur un double épilogue, et les trois derniers chapitres pairs constituent, de l'un d'eux, une version plus onirique qui pourrait presque former une nouvelle indépendante à part entière.
L'histoire d'amour échoué entre Tom et sa maîtresse Nuria creuse la problématique de l'acculturation du migrant et du refoulement de la part originaire de son identité ; il est question aussi de la part de l'autre dans la relation amoureuse ; accessoirement, il est aussi question du sentiment de déjà-vu et de la sulfureuse ville d'Amsterdam. L'histoire d'amour échoué entre Yûsef et sa belle-sœur Shirine creuse la problématique de l'amour et de l'honneur (sexuel : le nâmous) en islam ; il est question aussi de la part de bouddhisme sous-jacente et refoulée dans la culture afghane ; accessoirement, il est aussi question de la vie quotidienne des petites gens à Kaboul sous les Talibans.
De nombreux thèmes de la littérature migrante qui me tiennent à cœur sont présents dans ce roman. Comme toujours, j'apprécie énormément la finesse de Rahimi à trouver un ton et un rythme adaptés à sa matière : ici, il est remarquable à quel point le style des chapitres impairs (sur Tom-Tamim) diffère de celui des chapitres pairs (Yûsef). La construction est également très réussie. En considérant chronologiquement l'évolution de son œuvre, que j'ai lue presque dans son intégralité, je peux constater une maturation qui consiste à dépasser l'expérimentation stylistique foudroyante des premiers romans (y compris de Syngué Sabour, 2008, qui est sans doute le plus connu pour avoir obtenu le prix Goncourt et avoir été merveilleusement adapté au cinéma), dépaysante en littérature française mais peut-être issue de la tradition littéraire persane, tout en substituant progressivement le témoignage à davantage d'introspection auto-fictionnelle.
Cit. :
« L'esprit français exige, comme tu dis, un autre langage, plus cérébral que viscéral, dans lequel mot et pensée sont inséparables. Tu dis ce que tu penses, et tu penses ce que tu dis. Et tu dois tout dire, tout expliquer, tout analyser. Pas de lyrisme. Pas de métaphore. Alors que tu viens d'une culture dans laquelle on ne parle que pour cacher sa pensée, on n'écrit que pour emballer ses désirs et embellir ses tripes dans la poésie. Toi, tu te perds toujours entre les deux. Inconsciemment ou non. […] Tes errements si étranges et si confus sont à l'image de ta vie de proscrit. » (p. 35)
« Adulte, tu souffrais de ton silence politique imposé par le gouvernement communiste contre lequel tu te battais aux côtés des jeunes résistants clandestins.
Puis la menace, l'amour furtif, le mariage caché, la fuite clandestine...
En bref, tu étais devenu dépendant. Un drogué. Addict à l'interdit et à la clandestinité. Inconsciemment, bien entendu. Lorsque tu es arrivé en France, en toute liberté, cela t'a sans doute manqué de vivre dans l'ombre. […] En exil, aucune pensée occulte, aucune parole secrète, aucun désir interdit, aucun engagement politique souterrain ne peuvent te condamner. Sauf l'adultère. » (p. 56)
« Tom s'enfonce encore dans un long silence. Lui qui a tant voulu vivre autrement, ailleurs, dans une autre langue, dans un autre temps, sans lien avec ses racines, le voilà planté dans une étrange forêt verte et bleue, comme un vieil arbre coupé, dépouillé, mais dont la souche reste, quoi qu'il fasse, enterrée dans le sol d'origine. Il est condamné à vivre une même vie, déjà vécue. Ses postulats à propos de la banalité et de la duplicité, jusqu'à présent assez rhétoriques, prennent forme, deviennent une expérience existentielle. Qu'il s'en réjouisse, comme il doit se contenter des "monsonges" de Nuria. » (p. 197)
« "J'espère qu'en dansant tu n'as pas cueilli toutes les traces de tes pas !" Sa main caresse la mèche. Elle a la douceur qu'il imaginait, la mèche de Shirine. Un doux sourire étire ses lèvres. Du bout de ses doigts, il effleure les lèvres de Shirine. Puis il pose le caillou luisant sur l'oreiller, à portée de ses yeux fermés. » (p. 283)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]