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[L'indésirable | Louis Guilloux]
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Posté: Lun 22 Juil 2019 22:28
MessageSujet du message: [L'indésirable | Louis Guilloux]
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[Court-circuit personnel : je suis lecteur de Michel Agier, sociologue spécialiste des camps de réfugiés contemporains, qui, je croyais, avait été le premier (en 2008) à introduire la notion « d'indésirables » dans ce contexte spécifique. Le roman Le Sang noir de Louis Guilloux est sans conteste l'une de mes œuvres littéraires préférées. Cette année paraît l'ouvrage posthume de Guilloux que voici, son premier roman (ou plutôt esquisse de roman) inédit, qui porte ce titre-là, traite d'un « camp de concentration » dans une petite ville de province française en 1917, et, toujours d'après la 4e de couverture, parle d'une rumeur, d'une calomnie, d'une fake news, dirait-on aujourd'hui, et de ses effets publiques délétères, autre sujet de grand intérêt récent pour moi... Je découvre donc qu'il existait en France des « camps de concentration » pendant la Grande Guerre, ainsi nommés sans les connotations que nous lueur connaissons aujourd'hui, et que l'on désignait « d'indésirables », sans davantage d'état d'âme, les civils soupçonnés d'intelligence avec l'ennemi ou d'autres possibles actes de trahison qui y étaient reclus sans aucune forme de procès.]

En 1923, en quelques mois, Louis Guillaux, âgée de 24 ans, ébauche cet ouvrage, dont la publication lui est refusée, et il en reçoit sans doute des critiques si circonstanciées qu'il renonce à le remanier, choisissant en revanche d'en utiliser du matériau (une partie importante de l'ambiance provinciale intoxiquée par le patriotisme de la Grande Guerre, quelques personnages et plusieurs fragments narratifs) pour créer son chef-d’œuvre, Le Sang noir, qui paraîtra en 1935. Cette édition critique comprend le tapuscrit inédit, 4 annexes contenant les passages supprimés par l'auteur, pourtant très intéressants – en particulier celui qui comporte la formule « la morale l'emporte sur le négoce » (cf. cit.) qui avait une signification totalement différente à l'origine, ainsi que la chute originaire du roman, beaucoup plus intrigante que celle, abrupte pour ne pas dire bâclée, qui fut retenue. Elle comprend enfin une longue postface par Olivier Macaux, qui, logiquement pour une contextualisation dans l'ensemble de l’œuvre du grand écrivain breton, tend à mettre en évidence surtout les rapports entre cet opus et La Sang noir – approche qui, à mon avis, montre vite ses limites, pour ne pas dire ses contresens...
Je considère que ce roman, qui n'a donc pas un seul héros contrairement à l'autre, aurait pu être divisé en trois parties – et non deux, comme le voit Macaux : la première concerne le camp de la Croix-Perdue et les sévices et autres outrages contre les détenus auxquels se livrent, de l'extérieur, les habitants de la petite ville de Belzec, en famille, le week-end, en guise de divertissement collectif. M. Lanzer, Alsacien, professeur d'allemand au collège de Belzec – que l'on voudrait mais on ne peut comparer à Cripure, le héros du Sang noir ou pis avec Georges Palante, le personnage historique prof de philo et ami de l'auteur dont il s'inspira pour ce dernier – y est détaché en qualité d'interprète. Cette première partie culmine par un passage magistral qui décrit le cauchemar de M. Lanzer avec les prisonniers, où il se voit persécuteur sadique et se retrouve soudain nu et persécuté à son tour. Arrive au camp un nouveau contingent de prisonniers, dont une vieille femme alsacienne, que Lanzer prend sous sa protection, fait libérer et reloge à ses frais dans une chambre en ville jusqu'à son décès.
La deuxième partie a pour personnage principal non plus Lanzer mais son collègue Badoiseau et, progressivement, tous les notables de Belzec. Pour une raison et selon des procédés qui, une fois révélés, ruineraient la lecture, Badoiseau a juré la perte de Lanzer, et il échafaude une machination qui a pour effet de faire passer celui-ci pour un profiteur et un agent allemand, un « Boche » ayant circonvenu la vieille Alsacienne, voire ayant reçu, de concert avec elle, de l'argent des Boches. Lanzer ne se défend pas, et la ville l'ostracise chaque jour davantage. Ici, il est déjà clair que le parallèle avec Cripure ne tient pas, alors que celui entre Badoiseau et Nabucet est tout à fait recevable.
Dans la troisième partie, le personnage principal est Jean-Paul Dupin, le propre fils du Principal du collège, de retour du front pour une blessure au poumon, ancien élève ami de Lanzer et lié à Madeleine, sa fille. Au lieu d'être acclamé comme héros, le jeune sous-lieutenant, de trop belle allure et trop épris de sa liberté payée au prix fort, pour s'être rangé du côté des Lanzer contre ses parents et surtout contre la petite ville qu'il méprise ostensiblement, il sera victime du complot qui aura raison de lui aussi, de façon implacable. Dans cette partie, qui révèle le mieux la critique sociale, pour ne pas dire sociologique, contre la petite bourgeoisie provinciale soumise aux pires instincts du chauvinisme guerrier, aux mécanismes de domination et à la fourberie des ambitions personnelles déguisées en « morale », on peut trouver au choix une mise en littérature des enseignements philosophiques de Georges Palante, qui est encore l'ami de l'auteur au moment de la rédaction de ce livre, ou bien une filiation avec une tradition littéraire que l'on peut faire remonter à Flaubert voire même à Balzac (le clin d’œil au nom de la ville aurait alors un sens). Mais dans les deux cas, il est clair que le roman postérieur se situera en rupture et non en continuité avec celui-ci. Une rupture qui fut aussi celle, personnelle, très douloureuse pour l'auteur, d'avec Georges Palante, qui peu après se suicida sans vouloir se réconcilier avec son jeune disciple.
Ces réserves étant posées, je me trouve d'accord avec le postfacier sur l'importance (sans doute générationnelle) du thème de la Grande Guerre pour l'écrivain, en rapport dialectique avec sa sensibilité politique, sur la figure récurrente de « l'indésirable » dans son œuvre, sur celle des « victimes et des bourreaux » et sur quelques autres convergences spécifiques entre les deux romans cités. Mais ce qu'il me tient le plus à cœur de souligner, c'est l'étonnante modernité de ce quasi-roman. Si l'on part des camps, l'on ne peut assez mettre en relation « l'indésirable », au singulier, avec ce personnage dont l'action dramatique est initié par un « délit de solidarité », mais aussi avec tous les « indésirables » de la société qui sont sanctionnés, exilés, renfermés (« encampés ») et enfin sacrifiés. À ce propos, Macaux cite Giorgio Agamben (cf. cit infra), mais on pourrait aussi se référer à la pensée de Michel Foucault, notamment dans Surveiller et punir, qui est aussi cité. Enfin, comment ne pas faire le parallèle entre la trame de ce roman et, à l'échelle macroscopique actuelle, les effets de la désinformation politique, du bullshit, des fake news, qui peuvent non seulement détruire « la réputation d'un honnête homme » mais subvertir l'ordre public au nom de la « morale » et de la « Majorité Compacte »... Si l'auteur évoluera dans la plus grande subtilité psychologique des personnages que la littérature possède sur la politique, il reste que l'analyse politique ici contenue possède, pour l'époque de la rédaction, les aspects inquiétants de la prophétie...


Cit. :


« La vie est une chose ardue, un combat difficile. C'est pourquoi des pédants empoisonnent les plus belles années de la vie des enfants. Personne d'entre eux n'a encore compris, jusqu'à ce jour, que la seule chose qu'il fallait enseigner aux enfants, c'est la joie... que la joie est une grande force. Mais les ennemis de la vie ne peuvent pas aimer la joie qu'ils ne connaissent pas. Ils se contentent de déshonorer l'existence. » (p. 78)

« Jacques sourit, et dit :
- Et puis, je pense à toi quand tu es là-bas [au front]. Je pense à vous tous.
Il était déjà près de la porte.
- Les autres... oublient...
- Bravo ! pensait-il – la morale l'emporte sur le négoce ! Bravo !
Cette idée l'émerveillait. Et que la morale pût l'emporter sur le négoce, voilà, à coup sûr, qui était bien inattendu... » (pp. 96-97)

[Giorgio Agamben cité par Olivier Macaux dans la postface, sub : « La situation politique des indésirables », p. 155] :
« le camp est l'espace qui s'ouvre lorsque l'état d'exception est la règle » (G.A., Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, 1997, p. 182).

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