[En censurant un roman d'amour iranien | Shahriar Mandanipour]
Voici un roman très contemporain, intéressant, agréable : intertextuel, méta-textuel, contextuel. Il contient principalement une réflexion sur la censure dans l'Iran de nos jours, telle qu'elle peut s'appliquer au roman d'amour que l'auteur rédige par ailleurs dans ces pages. Dans le corps du texte, en gras, on lit justement l'histoire d'amour entre Sara et Dara, histoire qui se veut heureuse malgré toutes les difficultés à se former que rencontre un couple dans la ségrégation sexuelle qui caractérise la République islamique : certains passages sont auto-censurés par l'effet typographique du texte barré ; en caractères ordinaires, le narrateur s'adresse directement au lecteur, pour commenter, gloser, contextualiser, le texte en gras ; apparaissent aussi, en italiques, quelques citations faisant référence à des œuvres plus ou moins connues de la littérature persane ancienne, aux classiques russes, etc. La nature des commentaires, explications, contextualisations, renvois, leçons de littérature et d'écriture est naturellement très riche, variée, parfois didactique jusqu'au point (dérangeant par moments) de la pédanterie, amplement compensée néanmoins, par un humour toujours alerte, une certaine dose d'autodérision même, et une telle quantité d'informations sur la vie quotidienne, littéraire, politique, sur la sociologie du pays, ainsi que sur les techniques d'écriture adoptées par l'auteur, que l'on est disposé à l'indulgence envers les passages où il ne semble avoir d'autre souci que de révéler la petitesse culturelle et intellectuelle du lecteur qui serait tenté de se croire attentif et vif... Ainsi du mystère du personnage du nain bossu – que je ne suis pas parvenu à éclaircir, même si j'ai compris que c'est un clin d’œil aux Milles et une nuits ; de même que quelques autres. Souvent le narrateur se présente comme un voix autofictionnelle de l'auteur, dans sa biographie et au cours de la rédaction même du roman. Par ailleurs, compte parmi les personnages secondaires les plus importants le censeur du ministère de la Culture et de l'Orientation islamique, Monsieur Petrovitch, surnom qui se réfère à Dostoïevski. Les dialogues entre le narrateur et le censeur donnent une autre perspective au sujet de la censure littéraire. L'une des trouvailles heureuses, cependant, est le surgissement graduel de tous les personnages comme entités autonomes par rapport au narrateur, au fur et à mesure que celui-ci, ainsi que le bon Petrovitch, dans la chute, se placent au même niveau narratif que les héros du roman d'amour : une idée pirandellienne (Six personnages en quête d'auteur) ou unamunienne (grosse envie d'interroger la grande culture de l'auteur sur la question de savoir si elle comprend aussi Miguel de Unamuno... - là je me venge, bien sûr, en ai-je le droit ?), qui a toutefois le mérite d'être tout à fait progressive et bien menée.
Quelle forme de contrat de vraisemblance romanesque un récit offre-t-il dont les ficelles de l'écriture, et surtout de la rature, sont constamment montrées au grand jour, expliquées ; où, pourtant, les statuts respectifs des personnages et les niveaux de narrations finissent par se brouiller si adroitement ? Là réside peut-être la grande question du lecteur de roman, un tantinet masochiste, qui adore être un peu malmené et beaucoup mené en bateau...
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]