Le point de départ de cet essai magnifique, splendide, merveilleux, superbe, magistral (en lice pour mériter le titre de mon coup de cœur de l'année), c'est l'aphorisme de Wilhelm Reich, qui peut être reconduit directement à La Boétie : « La vraie question n'est pas de savoir pourquoi les gens se révoltent, mais pourquoi ils ne se révoltent pas. »
Il ne s'attarde cependant ni sur les raisons de la désobéissance politique, ni sur les instances réelles de contestation. Ce qui s'y développe, c'est une redéfinition des concepts, à partir de la déclinaison des notions relatives à ou parentes de l'obéissance et qui contiennent la notion opposée, dans la pensée philosophique – pas uniquement éthique ni uniquement politique –, en opérant des allers-retours surprenants entre les penseurs anciens (les Grecs en particuliers) et les contemporains (Hannah Arendt et Michel Foucault étant très souvent conviés). Mine de rien, cette catégorisation par couples de contraires conduit l'auteur à tester ses propres idées sur la possibilité et, incessamment, la nécessité de la désobéissance, en termes de la découverte du « moi irremplaçable » plutôt que par une morale universelle, métaphysique ou surplombante. Pourtant, la construction n'est pas progressive et unidirectionnelle ; le procédé ressemble davantage à une maïeutique par laquelle on s'achemine sur plusieurs sentiers, on les abandonne au profit d'autres, avant de découvrir presque fortuitement qu'ils convergeaient...
Table expliquée :
Chapitre introductif : « Nous avons accepté l'inacceptable », où l'on liquide en quatre points la question de ce qui est inacceptable dans l'état actuel du monde ;
Ch. 1 : « Le renversement des monstruosités », où il est question de Dostoïevski hanté par le Christ et l'Église et de Kant à qui on a fait un mauvais procès ;
Ch. 2 : « De la soumission à la rébellion », où l'on parle avec Aristote des esclaves, d'hier et d'aujoud'hui, l'on dresse une typologie de l'obéissance du soumis, l'on évoque l'éventualité que la soumission aboutisse à la rébellion, et où fait apparition la notion de responsabilité ;
Ch. 3 : « Surobéissance », où l'on interroge surtout La Boétie ;
Ch. 4 : « De la subordination au droit de résistance », où l'on décrit des hiérarchies, peu ou prou « naturelles », depuis Aristote jusqu'à Marx, en passant par Augustin (« concordia ordinata ») et par beaucoup d'autres philosophes chrétiens, y compris les mystiques de l'abnégation ;
Ch. 5 : « Fille d'Œdipe », ou les enjeux de la désobéissance d'Antigone, depuis Sophocle jusqu'à Brecht ;
Ch. 6 : « Du conformisme à la transgression », où apparaît la question de la Shoah, et l'on fait remonter l'antidote (la transgression) à Diogène – mais l'argumentation est plus complexe, dont l'excipit est : « L'universel, c'est toujours la protestation d'une différence » (p. 118) ;
Ch. 7 : « L'année 1961 », sur le procès d'Adolf Eichmann, son interprétation par Arendt, le récit noir, le récit gris, ce qu'Eichmann dit lui-même, ainsi que sur l'expérience de Stanley Milgram à Yale, sur les électrochocs, qui, en fin de comptes, démontre la « banalité du mal » tout autrement que ne le supposait Arendt... ;
Ch. 8 : « Du consentement à la désobéissance civile », où l'on parle beaucoup des contractualistes et de Rousseau, « mais il demeure cependant – Arendt et Habermas l'ont bien compris – quelque chose d'explosif, de secrètement subversif dans l'idée du contrat social [...] » (p. 157) : c'est ce qu'on nomme pour finir la « démocratie critique »...
Ch. 9 : « La promenade de Thoreau » ou la raison pour laquelle, au premier degré, tant de lecteurs (même Tolstoï, Gandhi, Martin Luther King !) ont tellement surestimé la « désobéissance civile » de ce monsieur, sans doute par effet projectif provoqué par sa célèbre phrase : « Si je ne suis pas moi, qui le sera à ma place ? » [effet projectif qui opère spectaculairement sur Frédéric Gros aussi...] ;
Ch. 10 : « Dissidence civique », retour sur Kant – sur les Lumières –, retour sur Socrate – sur son « démon » –, pour aboutir à une définition de la dissidence ;
Ch. 11 : « L'obligation éthique », où l'on chemine de l'inactualité de la démocratie athénienne et de l'obéissance hoplitique selon Aristote – relation entre commandement et rapport d'égalité – au moi comme « deux-en-un » d'Arendt ou du « rapport de soi à soi » de Foucault, en d'autres termes : de la morale à l'éthique...
Ch. 12 : « La responsabilité sans limites », où sont déclinées quatre figures de la responsabilité « illimitée » : intégrale, absolue, infinie et globale ;
Ch. 13 : « Penser, désobéir. Sous forme d'envoi : la République », lecture détaillée par Fr. Gros de la République de Platon, en particulier sur l'histoire de l'anneau de Gygès ;
Chapitre conclusif : « L'humanité nous décale » : « Désobéir, c'est donc, suprêmement, obéir. Obéir à soi. […] Obéir, c'est se faire "le traître de soi-même". » ou le « pari insensé » du « soi indélégable »...
Cit. :
« On supporte d'être tyrannisé surtout parce qu'on se voit offrir le plaisir de se faire le tyran d'un autre […] Ce qui fait tenir la tyrannie, c'est sa structure "démocratique". » (pp. 58-59)
« Non, la société, ce n'est pas seulement une grande famille, une communauté naturelle, le résultat d'agrégats progressifs et spontanés d'entraide... Ce n'est pas non plus le produit d'un pacte fondateur entre des sujets politiques responsables. Ce n'est pas seulement encore un rassemblement calculé d'intérêts bien compris, la cohésion rationnelle des utilités. La société, le "social" ce sont surtout, d'abord et avant tout, des désirs standardisés, des comportements uniformes, des destins figés, des représentations communes, des trajets calculables, des identités assignables, compressées, normalisées. Des normes pour rendre chacun calculable, conforme et donc prévisible. » (pp. 108-109)
« Il faut désobéir depuis ce point où on se découvre irremplaçable, au sens précis de faire cette expérience de l'indélégable, faire l'expérience que "c'est à moi de le faire" (mea res agitur), que je ne peux reporter sur personne d'autre la tâche d'avoir à penser le vrai, à décider du juste, à désobéir à ce qui me paraît intolérable.
Ce sujet indélégable n'est jamais menacé par l'individualisme, le relativisme, le subjectivisme. […] Parce qu'on se découvre irremplaçable d'abord et essentiellement pour se mettre au service des autres. » (p. 174)
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