D'un séjour à Moscou au printemps 1929, au moment même du début des grandes purges staliniennes qu'il semble prévoir de façon prophétique et approuver en son for intérieur, Malaparte tire le matériau qui, à l'état brut et inachevé, est reproduit dans cette œuvre posthume qui date des années 1947-49. Accueilli, comme à son habitude, dans les hautes sphères mondaines et lettrées (Boulgakov, Maïakovski) soviétiques qu'il sait si bien croquer, il est frappé surtout par la naissance précoce d'une noblesse communiste de parvenus, éprise de luxe ostentatoire, de frivolité et d'occidentalisme, ayant déjà trahi la classe ouvrière révolutionnaire, et il nourrit des sentiments ambivalents envers la décadence de l'ancienne aristocratie tsariste.
Comme dans le meilleur Malaparte, sa plume tranchante saisit le grotesque et le tragique, suggère des réflexions fulgurantes dans des croquis rapides ou dans des descriptions longues, lentes et savoureuses, toujours nourries d'une grande culture littéraire. Comme dans le pire Malaparte, il fanfaronne parfois, comme sur l'épisode du suicide de Maïakovski dont il n'a pu être le témoin et encore moins n'aurait pu l'éviter, et il est capable de remplir des chapitres entiers de grosses sottises, tel celui qui porte le titre « La honte de la mort », qui se contredit avec panache dans son paragraphe final sur le mausolée de Lénine, ou celui sur le côté christique du bolchevisme – souffrir pour autrui –, intitulé « Une Pâque bolchevique » ; ou encore tel son anti-trotskisme et son anti-sémitisme qui pointent dans les dernières pages. Lorsque Malaparte écrit des sottises, qu'il ne peut naturellement pas démontrer de manière convaincante, il recourt à ce curieux procédé littéraire qui consiste à répéter quelques mots de son propos, en faisant des associations libres autour du champ sémantique de ceux-ci, histoire de voir si, à force, il tombe sur quelque chose de plausible... Les dialogues ainsi inventés sont aussi très percutants. Le tour est si joliment mené, si surprenant, si visuel et parfois savant qu'on a presque envie d'y croire en guise d'hommage à la plume...
Cit. :
« Ce qui frappe surtout dans une société marxiste, pas simplement organisée suivant un mode marxiste, telle l'Allemagne d'Hitler (définie par l'auteur comme un "communisme féodal"), mais proprement inspirée par une morale marxiste, c'est le fatalisme. Que le matérialisme historique finisse par aboutir au fatalisme, voilà qui est bien singulier. Mais le fait est que le marxisme porte pour de bon l'individu non pas au sentiment collectif mais au fatalisme le plus absolu, à la sujétion la plus complète à la fatalité. Et c'est là le signe, soulignons-le, d'une société en décadence. » (pp. 12-13)
« […] mais Staline n'appartenait point à la noblesse communiste. Staline était Bonaparte après le 18 Brumaire, il était le maître, le dictateur, et la noblesse communiste lui était opposée, de même que la classe des parvenus du Directoire était opposée à Bonaparte. Seulement, chez tous ces aristocrates russes, chez toute cette noblesse communiste, on sentait un mépris qui n'était point social mais idéologique. Du point de vue social, le snobisme était en fait le ressort secret de toutes les actions mondaines de cette société très puissante et déjà corrompue, qui avait vécu jusqu'à la veille dans la misère, dans le soupçon, dans la précarité de la vie clandestine ou de l'émigration, et qui, brusquement, allait coucher dans les lits des grandes dames de la noblesse tsariste, s'asseoir dans les fauteuils dorés des hauts fonctionnaires de la Russie tsariste, exercer les mêmes fonctions qui avaient été exercées par les nobles tsaristes. Chacun de ces aristocrates rouges cherchait à imiter les belles manières occidentales : les femmes les manières de Paris, les hommes celles de Londres ou, moins nombreux, celles de Berlin ou de New York. » (pp. 21-22)
« Sur les trottoirs du Smolenski boulevard, tous les dimanches matin, les survivants de l'ancienne noblesse de Moscou se réunissaient, tous les gentils et misérables spectres de l'aristocratie tsariste, pour offrir aux diplomates étrangers, aux enrichis de la révolution, aux "nepmen", aux profiteurs du communisme (il y en avait là aussi, de même qu'il y en a chez nous), à la nouvelle noblesse marxiste, aux épouses, aux filles, aux maîtresses des nouveaux boyards rouges, leurs pauvres trésors : la dernière tabatière, la dernière bague, la dernière icône, et des médaillons d'argent, des peignes édentés, des châles décousus et déteints, des gants usés, des poignards cosaques, de vieilles chaussures, de petites chaînes d'or et des bracelets, des porcelaines russes et allemandes, d'anciens cimeterres tatares, des livres français aux reliures armoriées, de vieux et dramatiques bibis du temps d'Anna Karénine, gonflés de plumes, comiques, naïfs et dépaysés. » (p. 87)
« Dans cette rue, sous ces arbres verts, sous le ciel haut et blanc de Moscou, parsemé de taches de rousseur ainsi que l'épiderme d'une femme blonde, face à ce paysage de monastères antiques et de palais gigantesques en ciment et en verre, la langue française, sur leurs lèvres, paraissait ancienne et étrangère, avec ce son de langue morte que l'oreille d'un lecteur moderne perçoit dans le français des personnages de Guerre et paix. […] Toute la malveillance, le soupçon, la rancune, la méfiance, l'envie, la cruauté sénile que cette langue exprimait sur leurs lèvres donnait à ce français des accents d'une antiquité poignante et infiniment belle, une dignité de langage inhumain, incorporel, désintéressé, d'une abstraction et d'une transparence merveilleuses, plein de cette grécité alexandrine, lasse et douce, que l'on sent sur les lèvre d'André Chénier, dans les vers de la Jeune Captive, ce Proust d'un Côté de Guermantes dont la grâce mélancolique conservait, comme un dernier souvenir, le goût altier de la mort. » (pp. 97-98)
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